Lettres
date de ton départ (…) Je ne parviens pas à t’oublier un seul instant, tu es partout, dans toutes mes affaires, surtout dans ma chambre, et dans mes livres, et dans mes peintures. Je n’avais pas reçu de lettre de toi jusqu’à ce midi et je ne sais pas combien de temps il faudra à celle-ci pour parvenir jusqu’à toi, mais je vais t’écrire deux fois par semaine, tu me diras si mon courrier arrive bien et à quelle adresse il vaut mieux l’envoyer. (…)
Depuis que tu es parti, je ne fais rien de mes journées, rien, je ne peux rien faire, même pas lire (…) Lorsque j’étais avec toi, tout ce que je faisais, c’était pour toi, pour que tu le saches et que tu le voies, mais à présent je n’ai plus envie de rien faire. J’ai bien conscience, pourtant, que je ne dois pas me comporter de la sorte, au contraire, je vais faire tout mon possible pour étudier ; dès que j’irai mieux, je me remettrai à peindre et je ferai des tas de choses pour te montrer un meilleur visage quand tu seras de retour. Tout dépend du temps que va durer ma maladie. Dans dix-huit jours, cela fera un mois que je suis couchée et va savoir combien de temps je vais passer dans cette boîte ; bref, je ne fais rien à part pleurer, et puis dormir, mais rien qu’un tout petit peu, car c’est la nuit, quand je suis seule, que j’arrive le mieux à penser à toi, alors je voyage avec toi…
Dis-moi, Alex, tu vas sûrement passer le 24 avril à Berlin et ce jour-là, ça fera un mois que tu as quitté Mexico. Pourvu que ce ne soit pas un vendredi et que tu arrives à t’amuser un peu. C’est tellement affreux d’être si loin de toi ! Chaque fois que je pense que le bateau à vapeur t’éloigne de plus en plus de moi, je sens une de ces envies de courir et de courir pour te rejoindre, mais toutes ces choses que je pense, que je ressens, et cetera, je m’en accommode comme toutes les femmes, en pleurant encore et encore. Que veux-tu que j’y fasse ? Rien. « I am un vache de petit sanglot. » Bon, Alex, mercredi prochain je t’écrirai pour te raconter à peu près la même chose que dans cette lettre, je serai à la fois un peu plus et un peu moins triste, parce que ça fera trois jours de plus et trois jours de moins (…) Cette innommable souffrance à petit feu me rapproche du jour où je te reverrai (…) Et là, tu n’auras plus à retourner à Berlin, jamais.
[Elle signe d’un triangle]
Lettre à Alicia Gómez Arias
30 mars 1927
(…) Je vous supplie de ne pas m’en vouloir de ne pas vous inviter chez moi, mais tout d’abord, je ne sais pas ce qu’Alejandro en penserait, et ensuite, vous n’imaginez dans quel horrible état est cette maison, j’aurais tellement honte si vous veniez ; mais sachez que mon désir est tout autre… Cela fait dix-huit jours que je suis allongée dans un fauteuil et il en manque encore dix-neuf dans la même position (Alejandro a dû vous raconter que ma colonne vertébrale a été bien amochée lors de l’accident de bus) ; après ces dix-neuf jours, il faudra probablement me poser une attelle ou un corset en plâtre. Vous pouvez donc imaginer mon désespoir. Mais j’endure ces souffrances en espérant aller mieux ainsi, malgré l’ennui de ne rien pouvoir faire, à cause de cette maladie qui n’en finit pas.
(…) Je suis en train de me renseigner pour trouver l’adresse d’une sœur de mon père qui vit à Pforzheim, dans la commune de Baden, car ce serait plus simple d’entrer en contact avec Alejandro à travers elle. Mais je doute d’y arriver, cela fait bien longtemps que nous n’avons pas de nouvelles de la famille de mon père, à cause de la guerre. (…)
Lettres à Alejandro Gómez Arias
10 avril 1927
(…) En plus de toutes les choses qui me chagrinent, voilà que maman est tombée malade elle aussi, papa n’a pas d’argent et Cristina ne s’occupe pas de moi, elle ne fait pas le ménage dans ma chambre, je dois la supplier pour tout, elle poste mes lettres quand ça lui chante et elle me pique tout ce qui lui fait envie (…) Pour me distraire un peu, je lis ; j’en suis à la cinquième relecture de John Gabriel Borkman et à la six ou septième de La Bien Plantada (28) ; il y a aussi dans le journal un article quotidien sur « La révolution russe », par Alexandre Kerenski (c’est le dernier aujourd’hui), et sur ce qui se passe à Shanghai. J’apprends l’allemand, mais j’en suis toujours à
Weitere Kostenlose Bücher