L'Evangile selon Pilate
lorsqu’on avait épuisé le plat ou que la conversation nous avait épuisés.
On allait digérer lourdement, sans plus penser. La vie ressemblait à une opération fastidieuse où il fallait manger pour prendre des forces et parler pour régler des problèmes. Grâce à Claudia, je suis devenu beaucoup plus futile et je la remercie de m’avoir sorti des ornières de l’utile pour me faire goûter aux plaisirs de la sophistication.
Hier soir, le palais contenait tout ce que Jérusalem possède de visiteurs cocasses : un poète chauve, Marcellus, dont tu as sûrement entendu parler, officiellement connu pour ses odes à Tibère, officieusement apprécié pour ses distiques érotiques ; un historien grec ; un marchand crétois ; un banquier maltais ; un armateur marseillais et le cousin de Claudia, le fameux Fabien, riche et débauché, un des hommes qui mériteraient l’expression « coureur de femmes » si elle n’était pas aussi idiote – les femmes ne courant pas. Sa beauté rend difficile de rester dans la même pièce que lui. Les femmes sont mal à l’aise… parce qu’il est beau. Les hommes sont mal à l’aise… parce qu’il est beau. Les unes, malgré elles, y voient l’amant idéal ; les autres, malgré eux, le rival immédiat. Fabien déclenche une atmosphère de conquêtes, de luttes, d’intrigues qui empoisonne les ambiances. Cependant, hier soir, je le trouvai changé. Pour la première fois, il ne produisait pas son effet habituel ; non pas qu’il me parût moins superbe ; mais il me semblait préoccupé. Tu comprendras plus tard pourquoi…
Nous parlions des fêtes de la Pâque. Marcellus, le poète, prétendait que toutes les religions, à Rome, Athènes, Carthage ou Jérusalem, avaient été inventées par les bouchers.
— Des sacrifices ! Toujours des sacrifices ! À qui profite le crime ? Aux bouchers ! Qui est autorisé à travailler lors des fêtes sacrées ? Les bouchers ! Une cérémonie religieuse, partout autour de notre mer, c’est toujours un complot de bouchers qui fouillent les entrailles et font couler le sang. Si les bouchers sont trop bêtes pour avoir inventé les dieux, à coup sûr, ils sont les auteurs des rites.
— Quels animaux tuent les Juifs pour la Pâque ? demanda Fabien.
— Des agneaux, répondis-je.
— Non, les agneaux ne suffisent plus ; cette année, il leur a fallu un homme.
Le banquier maltais avait dit cela. Tout le monde le dévisagea avec surprise. Il avait ce visage profondément antipathique des Maltais, teint sombre, traits aigus, yeux de serpent d’eau. Tout en mangeant, il expliqua avec détachement que les Juifs avaient eu besoin de sacrifier l’un d’eux, un rabbin déviant, et que, sauf pour ce garçon, c’était une bonne chose car la mort d’un bouc émissaire vous calme un peuple, et pour longtemps, parole de voyageur !
Claudia avait pâli mais, en hôtesse parfaite, elle se tourna vers son cousin Fabien.
— Fabien, qu’est-ce qui a poussé tes pas jusqu’à Jérusalem ?
Fabien, pour toute réponse, lui envoya un baiser de la main en plissant ses yeux rieurs. Un instant, il fut comme avant, dégageant un parfum d’alcôve, d’après-midi passés à faire l’amour… cela tenait à sa bouche naturellement dessinée et gonflée, à sa nonchalance comblée et, surtout, à sa peau, une peau brillante, une peau épaisse et souple, une peau pour la caresse et le baiser.
Il hésitait à répondre. Claudia insista, car elle sentait qu’il désirait être sollicité.
— Quelques histoires de cœur, peut-être ?
— Tu sais très bien que je n’ai pas de cœur, ma chère Claudia. Ou qu’alors je le porte trop bas.
Tout le monde s’esclaffa.
— De toute façon, vous ne me croiriez pas !
— Nous sommes disposés à tout croire, surtout l’incroyable, dit Claudia.
— Cela va vous sembler stupide…
Il jouait la réticence. On ne lui répondit pas, afin qu’il soit obligé de s’impliquer.
— Eh bien soit, dit Fabien. Je me suis rendu ici à cause…
Il n’eut pas le temps de continuer. Trois de mes serviteurs déboulèrent dans la salle, comme propulsés. Derrière eux, fulminant, apparut un homme de haute taille aux larges épaules. Tête hirsute, corps couvert de poils et de guenilles, il brandissait un bâton menaçant.
— Pilate ! Dis à tes serviteurs de respecter la philosophie !
Je bondis de joie. Dans l’homme sauvage, j’avais reconnu Craterios, notre cher
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