L'Evangile selon Pilate
la peint en violet, on dirait deux hémorroïdes dentées –, son bras à mon bras, dans son nouveau palais, me fait admirer les piscines, les marbres, les dorures. Comme je me tais, il s’extasie pour deux. Que dis-je ? Pour dix ! Soudain, ce parvenu me montre des carreaux de céramique bleus. À ce moment-là, je me racle la gorge. Le malotru s’exclame : « Ne crache pas par terre, le sol est tout propre ! » Alors je lui crache à la figure et puis j’ajoute : « Excusez-moi, c’est le seul endroit sale que j’aie trouvé ! » L’imbécile m’a fait bannir d’Alexandrie.
Nous avons ri de bon cœur.
— Tu t’en es bien tiré, Craterios, lui dis-je. Tout autre que toi aurait été exécuté.
— Aucun puissant ne risquera le ridicule de me tuer. On ne tue pas sa conscience. Mais ne parlons plus de moi, j’imagine que j’ai dû interrompre quelque discussion. Où en étiez-vous ?
Claudia revint, nous annonça que l’historien avait préféré rentrer chez lui et se tourna vers le beau Fabien.
— Mon cousin Fabien, qui est si heureux à Rome et vit tranquillement sur une réputation de débauché, allait nous expliquer pourquoi il a entrepris un voyage dans nos contrées. Allons, Fabien, ne nous fais plus languir.
Fabien regarda autour de lui pour s’assurer qu’il avait bien l’attention de tous.
— Eh bien, voici la vérité : si je viens d’Égypte, si je passe aujourd’hui par la Judée, et si je me rendrai bientôt à Babylone, c’est… à cause des oracles !
— Des oracles ?
Un silence curieux s’installa autour des lits.
— En effet, reprit Fabien, depuis toujours j’ai la curiosité des devins, des pythies, voyants, mages, bref, je m’intéresse à l’avenir et à ses sciences.
— Idée crétine ! s’exclama Craterios. Au lieu de s’inquiéter de ce qui se passera demain, les hommes feraient mieux de s’interroger sur ce qu’ils font aujourd’hui.
— Tu as sans doute raison, Craterios, mais les hommes sont comme cela : quand ils marchent, ils regardent devant eux, ils n’avancent pas en fixant leurs pieds. Bref, j’ai toujours consulté les voyants les plus divers et, à ma grande surprise, voilà que pour la première fois, leurs prédictions concordent. Le monde s’achemine vers une ère nouvelle. Nous basculons. L’univers mue.
Il regarda autour de lui les convives frappés par ses paroles.
— En ce moment, un âge succède à un autre. Tous les astrologues le confirment, qu’ils soient d’Alexandrie, de Chaldée ou bien de Rome.
— Que veux-tu dire ?
— Un roi va apparaître. Un nouveau souverain. Un homme jeune qui deviendra le roi du monde. Son royaume s’étendra sur toute la terre.
— Où va-t-il se manifester ?
— Par ici. Là aussi, les prédictions concordent. Cet homme se manifestera en Asie. Certains oracles disent la Palestine, d’autres la Cilicie, et d’autres l’Assyrie. En tout cas, il apparaîtra à l’orient de notre mer.
Les convives se consultèrent, impressionnés.
— Y a-t-il d’autres indices ? demandai-je.
— Oui. Cet homme est né sous le signe des Poissons.
Le visage de Claudia fut parcouru de petits frissons, comme si des lézards inquiets s’agitaient sous sa peau. Ses yeux s’étaient dilatés et assombris. Je la sentais rongée par mille pensées. Sachant ma femme ouverte à l’irrationnel, je craignis que Fabien la passionnât trop violemment et je redoutai déjà les conséquences de ses paroles. Je tentai de clore la conversation.
— Il n’y a qu’un seul Empire, l’Empire romain. Il n’y a qu’un seul grand roi, Tibère. Tibère règne sur la totalité du monde connu.
Fabien émit un petit rire dédaigneux.
— D’abord Tibère n’est pas né sous le signe des Poissons. Ensuite, nous savons tous trop bien qu’il ne gouverne le monde que parce qu’il en a hérité, et qu’aujourd’hui le gâtisme et la débauche ne sont pas spécialement ses meilleurs atouts politiques. Enfin, Tibère est déjà trop vieux.
— Pardon ?
— Oui. J’ai rassemblé les informations des astrologues les plus précis et j’en conclus que l’homme providentiel est né sous la conjonction de Saturne et de Jupiter dans la constellation des Poissons. J’ai ainsi pu calculer l’année de naissance de ce roi.
— C’est-à-dire.
— Il est né en 750.
— Comme moi ! m’écriai-je, pensant faire rire l’assemblée.
— Comme toi, Pilate. Et comme toi, il
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