L'Evangile selon Pilate
intéresse-t-il ?
— Personne. Tout le monde viendra au petit palais mais personne n’y prêtera vraiment attention. On va voir Salomé pour la voir, pas pour l’entendre. Salomé demeure inoffensive, les hommes se rinceront l’œil et les femmes médiront. Rien d’autre.
— Crois-tu qu’elle soit manipulée par quelqu’un ? demandai-je à Caïphe.
— Non. Et cela me rassure. Il n’y a peut-être pas de plan derrière tous ces phénomènes. Il n’y a peut-être pas de rapport direct entre le cadavre volé et le délire de Salomé. Cette fille est folle, tout simplement. C’est la folle de la maison Hérode. Chacun en a une dans sa famille ou dans son village. La rumeur de résurrection n’ira pas plus loin.
Nous étions rassurés. L’exercice du pouvoir rend inquiet ; parce qu’il exige d’anticiper sur les catastrophes, après plusieurs années, il creuse en nous une tendance à imaginer toujours le pire. Le matin, nous avions craint que la situation ne nous échappât ; après avoir rencontré Salomé, nous avions recouvré la tranquillité. Il n’en demeurait pas moins qu’il fallait retrouver le cadavre et nous convînmes d’harmoniser nos recherches.
— Quand nous aurons récupéré la dépouille de Yéchoua, m’écriai-je, je l’exposerai sous les remparts de la cité, à la mode grecque, et, bien gardée par mes légionnaires, je la laisserai pourrir une semaine, le temps que tout rentre dans l’ordre.
Au moment où nous nous séparions, Caïphe me retint par le bras pour me désigner un attroupement qui se formait au coin de la place.
Une femme avançait sur un âne, une très belle femme mûre, aux lèvres fines, aux traits purs, au nez découpé, un de ces visages si dessinés que, même de face, ils vous donnent le sentiment de se tenir de profil.
Caïphe murmura son nom : « Myriam de Magdala ».
Je la découvrais avec émerveillement. Il y avait quelque chose de noble dans la clarté de son front, l’élégance de la coiffure, une coiffure sans coiffure, ses lourds cheveux noirs étant simplement ramenés sur l’avant de l’épaule. Du haut de son âne, elle incarnait la royauté souveraine.
Caïphe m’apprit qu’il s’agissait d’une prostituée du quartier nord.
Les femmes accouraient au-devant d’elle, comme attirées par la force qui en émanait.
— Je l’ai vu ! Je l’ai vu ! Il est ressuscité.
Elle disait cela d’une voix grave et chaude, aussi sensuelle que son œil charbonné et ses longs cils étonnés.
Elle descendit de sa monture et embrassa ses compagnes.
— Réjouissez-vous. Il est ressuscité. Où est sa mère ? Je veux le lui annoncer.
On s’écarta.
D’une pauvre maison de pisé, une paysanne sortit. Sa vieille face portait les peines d’une vie de travail, les fatigues d’une existence difficile et les bouffissures de chagrins récents. Cette mère qui venait de perdre un de ses fils dans un supplice humiliant trouvait encore la force d’ouvrir les bras à qui venait la voir.
La prostituée tomba à ses pieds.
— Myriam, ton fils vit ! Je ne l’ai pas reconnu tout de suite. La voix m’était familière, les yeux aussi. Mais il portait un capuchon. Comme tout ce que me disait cet inconnu m’allait droit au cœur, je me suis approchée. C’est alors que je l’ai identifié. Il m’a embrassée et il m’a dit : « Va proclamer la Bonne Nouvelle au monde entier. Yéchoua est mort pour vous tous et, pour vous tous, il est ressuscité. » Ton fils vit, Myriam ! Il est vivant !
La veuve ne bougeait plus. Elle écoutait en silence les paroles de la Magdaléenne. Loin d’être soulagée, elle semblait accablée, je crus même qu’elle allait s’effondrer.
Puis deux larmes, lentement, se lovèrent sur ses paupières rougies. C’était, enfin, le chagrin qui partait, qui allait s’écouler. Mais aucun sanglot ne descendit. La lumière des yeux changea, revint à la vie, et maintenant brillait dans ce masque de peau plissé, son magnifique, son éblouissant, son grand, son bel amour pour son fils, radieux comme une aube sur la mer.
Caïphe serra mon coude si fort que je crus qu’il me mordait.
— Nous sommes perdus !
Je n’eus pas la force de lui répondre. Le plantant là, je rentrai en courant au palais. Quelque chose m’avait ému sur cette place, que je ne pouvais lui dire et que je n’avouerai qu’à toi : dans les yeux de cette vieille Juive, j’avais retrouvé, un instant, le regard
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