L'Evangile selon Pilate
de notre mère.
Voilà que le souvenir m’empoigne à nouveau… Je continuerai mon récit plus tard. Reçois l’affection de ton frère, et porte-toi bien.
De Pilate à son cher Titus
Ce poste de préfet de Judée ressemble à un exil. Si je me bats pour faire respecter Rome, mes forces sont en vérité autant guidées par la nostalgie que par le devoir. Je languis après Rome. J’aspire à y revivre. Certains jours, ce désir me fragilise au point que ce qui est étranger, différent, me heurte, me choque et me paraît barbare ; j’ai envie de me recroqueviller sur moi, la tête dans les jambes, le pouce dans la bouche, de retourner au sein de la ville louve. Submergé par cette vague qui me faisait remonter le temps, j’ai interrompu mon récit tout à l’heure, happé par ce qui me manque, ma cité, ma mère, l’une vivante, l’autre morte, les deux absentes.
Pour me calmer, j’ai réveillé Sertorius, mon médecin, qui m’a longuement massé. Une senteur de foin séché jaillissait de ses aisselles et cette aigreur, curieusement, me rassura. Il m’a fait parler de mon malaise, il m’écoutait avec ce visage tranquillisant des gens qui savent. Yeux plissés, lèvres concentrées, tête dodelinante qui approuve et encourage, Sertorius a le don d’accueillir mes petites misères. Il prête beaucoup d’importance à tout ce que je dis, et peut donner du sens au détail le plus insignifiant. Il m’a vidé l’esprit et m’a rendu un corps apaisé. En le voyant partir, j’ai remarqué son crâne dégarni au-dessus de ses bons yeux de loutre, ses épaules qui commençaient à s’arrondir, et penser que mon médecin était lui-même soumis à la loi du temps acheva de me rassurer.
Je reprends la plume pour te narrer cette épuisante journée.
Je quittai donc Caïphe au moment où Myriam de Magdala entrait dans Jérusalem pour clamer que Yéchoua était ressuscité.
À partir de cet instant, je ne me fis plus d’illusions : si l’on pouvait négliger le récit de la seule Salomé, la confirmation par Myriam de Magdala allait étoffer la rumeur. De bouche en bouche, de femme en femme, la fable parcourait Jérusalem. Certes, elle n’était véhiculée que par des femelles, ce qui lui ôtait de la crédibilité mais, dans le même temps, lui garantissait une propagation rapide.
Lorsque, dans l’après-midi, deux hommes déboulèrent dans Jérusalem en assurant, à leur tour, avoir vu Yéchoua, je sus que l’intoxication devenait irrémédiable et que j’allais devoir rassembler toutes mes forces pour mettre à bas l’ennemi qui ourdissait cette machination.
Je m’isolai en haut de la tour, au fort Antonia, où mes espions me rapportèrent les paroles des deux hommes.
Je posai méthodiquement, un à un, côte à côte, les éléments. Tous les événements étaient des signes ; il fallait que je repère, derrière eux, la pensée qui les organisait et me tendait ce piège.
Les deux pèlerins tenaient sensiblement le même discours que Salomé et Myriam de Magdala. En quittant Jérusalem après les fêtes de la Pâque et en rentrant chez eux, à la nuit tombante, alors qu’ils approchaient d’Emmaüs, ils rencontrèrent un homme en capuchon assis près du sentier. Il se joignit à eux. Ils ne le connaissaient pas et cependant quelque chose dans le voyageur leur semblait familier. Ils parlèrent. Les deux pèlerins dirent les espoirs qu’ils avaient mis dans le rabbi Yéchoua, leur déception lors de son exécution. Le voyageur entra alors avec eux dans l’auberge d’Emmaüs et leur apprit qu’ils ne devaient pas se sentir tristes ni trahis puisque Yéchoua était toujours parmi eux. À la lueur des lampes à huile, ils le reconnurent alors. Et Yéchoua leur demanda de retourner à Jérusalem annoncer la bonne nouvelle. Ensuite, sans même qu’ils s’en rendissent compte, il disparut.
La première chose qui me semblait suspecte était la trop grande ressemblance de ces récits. Mon cher frère, tu connais comme moi la versatilité de la nature humaine : nous savons bien qu’aucun témoin ne voit jamais la même scène et ni surtout n’en dresse un rapport identique. J’estime que la diversité, la singularité, voire la contradiction des dépositions, se révèlent les seuls indices de leur authenticité. Ici, la conformité absolue des histoires puait le mensonge. Quelqu’un avait fait répéter consciencieusement les faux témoins et voulait, par cette concordance, donner
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