L'Evangile selon Pilate
cadence de son poignet, alors que je méprise le corps, je méprise le sexe, je veux simplement… me débarrasser… mm… de cette chiennerie… Ah !
Dans un spasme, Craterios acheva sa gymnastique matinale. Il en essuya les effets avec ses peaux de bêtes.
— Où en étions-nous ? Ah oui, Pilate, ces Juifs pratiquent une religion qui n’est pas dépourvue d’intérêt. Comme je te disais, ils professent la croyance en un Dieu unique, ce qui me paraît l’intelligence même. D’Anaxagore jusqu’à Platon, c’est le chemin qu’a pris la réflexion des sages. Si Dieu est, il est un. Le seul dieu pensable est un dieu au singulier, l’absolu, l’origine, le foyer de l’Unité, la raison d’être du multiple. Ne trouves-tu pas surprenant que ces mythes expriment spontanément la même théorie que les plus grands philosophes de la Grèce ? Quelle étrange coïncidence ! Le monothéisme, les penseurs l’ont progressivement découvert à force de raisonnement ; alors que les Juifs, eux, en ont eu la révélation dès le début de leur histoire ! De plus, d’après Claudia Procula – une femme exceptionnelle, Pilate, j’espère que tu t’en rends compte –, les Juifs soutiennent aussi que l’âge d’or n’est pas derrière, mais devant. Imagines-tu ? Alors que toutes les religions, voire les philosophies, sont essentiellement nostalgiques, tournées vers le passé fondateur, eux, ils avancent, ils progressent ! Ils mettent le bonheur dans le futur, ils l’attendent, ils l’espèrent, comme si l’histoire n’était pas ronde, cyclique, mais en mouvement, une flèche lancée sur une cible… Claudia Procula m’a précisé cela hier en évoquant leurs livres. Au fait, c’est une femme étonnante, bien au-dessus de sa condition d’aristocrate, je ne sais même pas si tu mérites une épouse pareille.
Sur ce point, j’étais d’accord avec Craterios : je n’ai jamais compris pourquoi Claudia Procula m’avait choisi entre vingt prétendants plus riches, plus cultivés, plus glorieux.
— Ton épouse possède une qualité extrêmement rare chez les femmes : l’indépendance. Elle a ses propres goûts, ses propres pensées, ses propres jugements. Elle se déplace à sa guise. Elle n’envisage même pas que son statut d’épouse limite sa liberté. Elle te quitterait, Pilate, si tu la décevais. Et elle ne reste auprès de toi que parce qu’elle t’aime, et vérifie chaque matin qu’elle t’aime encore. Elle m’a, d’ailleurs, parlé d’un philosophe d’ici, un certain Yéchoua, qui professait une doctrine qui ne m’a pas semblé très loin de celle de notre grand Diogène. Vie simple, frugale, mépris des puissants, accueil de la femme, respect des hommes à condition qu’ils se montrent dignes d’être des hommes… Je vais me renseigner un peu plus sur ce sage.
— Bien, renseigne-toi. Mais fais-moi plaisir, Craterios : évite les exercices thérapeutiques et moraux en public. Contrairement à ce que tu as l’air de croire, les Juifs ne partagent pas le respect des Grecs pour la philosophie, ni la curiosité des Romains pour l’extraordinaire. Ils ne respectent que leur Loi, sont très pudiques et punissent sévèrement… l’exubérance sexuelle. Tu risquerais de mourir lapidé avant que je ne puisse intervenir.
En haussant les épaules, Craterios se dirigea vers la cuisine pour bâfrer quelques restes.
Un messager d’Hérodiade vint alors nous annoncer que le tétrarque Hérode était souffrant.
L’excuse se montrait aussi grossière qu’inadmissible. Hérode cherchait donc par tous les moyens à gagner du temps.
Suivi d’une vingtaine de soldats, je galopai au petit palais. Je déployai mes hommes autour de la demeure et je sommai Hérode d’ouvrir.
Chouza, l’intendant, se précipita devant moi et tomba à genoux.
— Hérode est au plus mal, Seigneur.
Agacé par ces excès, ces trémolos, ces jérémiades orientales, j’enjambai Chouza et ouvris les portes jusqu’à la salle des festins.
Sur un grand lit, exposé comme on expose un mort, Hérode gisait. Je m’approchai du renard qui simulait un sommeil profond pour éviter notre entretien. Je me penchai sur sa face grasse où fards et poudres, coagulés par la sueur, se fendaient en croûtes sur la vieille peau ridée.
Sertorius, mon médecin que j’avais amené, se pencha sur le souffle régulier d’Hérode.
— Il dort.
— Réveille-le.
Sertorius lui planta rudement une aiguille
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