L'Evangile selon Pilate
dans le bras. Le corps ne bougea pas, le visage n’eut même pas un frémissement des ailes du nez.
Une voix coupante s’éleva du fond de la pièce :
— Il ne dort pas. Sinon, il ronflerait.
La reine Hérodiade se tenait entre deux chandeliers monumentaux, le corps sanglé dans une robe d’apparat, le visage éclaboussé de poudre. À vouloir trop nier le temps, elle l’avait précipité. Perruques et peintures substituaient au visage d’une belle femme de quarante ans un masque sans âge. Elle avança en ondulant vers moi, d’une démarche totalement dépourvue de scrupule.
— Il n’est pas mort mais il s’est enfoncé dans un sommeil dont on ne peut plus le sortir.
— Est-ce dangereux ?
— Je l’espère. Je n’ai épousé ce goret puant et faisandé que pour devenir sa veuve. Il le sait d’ailleurs. N’est-ce pas, Hérode, que je te hais et que j’attends que ton vieux cuir pourrisse ?
Hérode, mou comme une huître, ne cilla même pas.
Je ne pus m’empêcher de sourire des manières d’Hérodiade.
— Toujours aussi amoureuse, à ce que je vois.
— Toujours, répondit paisiblement Hérodiade.
Mon médecin examina Hérode et conclut que, bien que rien de vital ne fût touché chez le tétrarque, celui-ci, suite à une émotion très vive, s’était en quelque sorte retiré de lui-même. Il pouvait très bien sortir de cet engourdissement ou y rester.
— Il en reviendra, trancha Hérodiade. Il en est toujours revenu. Il m’a déjà fait ce coup-là lorsqu’on lui a servi la tête de Yohanân sur un plateau. Après trois jours, il a repris ses insupportables habitudes. Ta visite d’hier lui a fait le même effet que la décapitation de l’ermite à la bouche pleine de merde. Que lui as-tu donc dit ?
Je racontai, sur un ton sévère destiné à l’impressionner à son tour, comment j’avais mis en pièces le plan d’Hérode et comment je l’avais sommé de faire taire toutes ces rumeurs en exhumant le cadavre.
Hérodiade m’écouta avec intérêt, ses yeux brillaient d’une flamme noire, le visage absorbé dans une totale fixité.
Elle laissa passer un long silence avant de me répondre.
— Tu as tort, Pilate. Ton raisonnement visant à accuser Hérode est brillant, mais brillamment vicieux. Le goret est rusé comme un labyrinthe, pourtant tu sous-estimes une chose : Hérode a la foi de ses ancêtres et ne dérogera jamais à la Loi car il est profondément religieux. Il a très mal supporté que je lui aie extorqué la mort de Yohanân le Plongeur ; il y voyait un inspiré véritable, et il tremblait d’avoir assassiné un ministre de Dieu. S’il ne me touchait plus depuis longtemps, après cet épisode, il ne me parlait plus non plus. Lorsque Yéchoua est apparu, annoncé par Yohanân comme le véritable Messie, Hérode a effectivement mis beaucoup d’espoir en lui. Voulant l’aider, il lui a proposé de l’argent pour activer son prêche. Yéchoua s’en moquait. Hérode ne se vexait pas. Il voyait, une à une, les prophéties se réaliser, confirmant l’identité de Yéchoua. Lorsque le Nazaréen a annoncé qu’il irait, pour la fête des Pains azymes, à Jérusalem afin d’achever son œuvre, Hérode a bouclé nos bagages pour que nous assistions à son triomphe. Lorsque Yéchoua fut arrêté, Hérode n’eut pas peur un instant, persuadé que Yéchoua terrasserait ses adversaires en dressant une barrière de feu entre ses juges et lui, ou n’importe quel autre prodige. Il faut dire que Yéchoua nous avait habitués à guérir tant de malades. Lorsque ses espions lui apprirent que le sanhédrin, pas du tout retenu par Yéchoua, mais au contraire poussé par son attitude entêtée, votait sa mort à l’unanimité, Hérode est intervenu. Il s’est servi d’arguments juridiques pour envoyer le Nazaréen chez toi, puis ici. Et cette nuit-là… cette nuit-là…
Elle s’arrêta un instant, fatiguée à l’idée de ce qu’elle allait devoir me raconter. Elle renversa sa tête en arrière puis, par une manipulation rapide, ouvrit le chaton d’une de ses bagues, en retira une petite dose de poudre qu’elle posa sur sa langue et, paupières closes, elle sembla reprendre des forces.
— Rien ne se passa comme prévu, Pilate, rien. Hérode reçut fort gentiment Yéchoua en lui annonçant qu’il allait le sauver. Yéchoua lui répondit que personne, et surtout pas lui, Hérode, ne pouvait le sauver ; il devait accomplir son destin,
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