L'Evangile selon Pilate
c’étaient les hommes qu’il devait sauver, et non pas lui-même. Nous n’y comprenions rien. Yéchoua souhaitait mourir, il disait que rien n’arriverait sans cela. Il nous sembla déprimé, au plus bas de lui-même. Inquiets, nous lui avons demandé de se ressaisir, de nous faire des prodiges. Il ne répondait qu’une chose : qu’il devait mourir et qu’il agoniserait dans des conditions atroces. Moi, je m’étais toujours doutée qu’il n’était qu’un imposteur mais Hérode, cette nuit-là, pour la première fois, accédait à mon idée. Il est entré dans une colère terrible, s’est mis à insulter Yéchoua, le sommant d’exécuter un miracle devant nous. Le Nazaréen ne réagit même pas, prostré, les épaules basses, comme un escroc en bout de course. Hérode a ameuté le palais, les gardes, les domestiques, les esclaves ; chacun s’est déchaîné sur Yéchoua en se moquant de lui, en l’injuriant, en le déguisant en femme. Nous poussions la provocation au plus loin pour obtenir une réponse. Au lieu de cela, amorphe comme une poupée de son, le Nazaréen se laissait faire. Il fut piétiné, insulté, fardé, attouché, embrassé, palpé, avec dans les yeux une tristesse soumise qui redoublait la rage de tous les participants. Enfin, au comble du dégoût et de la désillusion, nous te l’avons renvoyé, Pilate, dans l’état que tu sais, et couvert de cette fausse pourpre royale, ce manteau déchiré et souillé, pour nous moquer de sa prétention à fonder un royaume et te signifier qu’il ne s’agissait que d’un imposteur méprisable. Je dois d’ailleurs te dire que, si nous n’étions pas convenus auparavant de te le rendre, nous l’aurions mis en pièces et tué ici même cette nuit-là.
Elle soupira longuement. Elle regrettait cette exécution différée. Un appétit de tuer habitait cette femme étrange.
— Alors, Pilate, tu comprends qu’hier soir, apprenant la rumeur de sa résurrection, Hérode a dû imaginer avoir frappé pour la deuxième fois un envoyé de Dieu, la terreur a dû l’envahir et l’expédier en sommeil sur ces terres inconnues, désertes et silencieuses, où il se réfugie lorsqu’il n’a plus le courage de vivre.
Dure, elle me regarda dans les yeux.
— Crois-tu à cette résurrection ?
— Évidemment non.
— Moi non plus.
Me tournant le dos, elle se dirigea vers une statue d’or et d’ivoire qu’elle caressa longuement avec ses mains hérissées d’ongles admirables. Elle réfléchissait, j’avais l’impression de n’être plus dans la même pièce qu’elle tant je la sentais absorbée dans sa méditation. Soudain, son front se plissa, elle cessa de toucher la sculpture et me fixa, les yeux mi-clos, comme si elle scrutait la vérité au plus profond de mes prunelles.
— As-tu pensé à un double ?
— Pardon ?
— Moi, ce qui me frappe dans les témoignages, c’est que les hommes et les femmes ne reconnaissent pas immédiatement Yéchoua. L’homme porte un capuchon, il ne l’enlève que brièvement puis il disparaît. Ce que ferait un sosie qui utiliserait une faible ressemblance.
— Alors les témoins ne mentiraient pas mais auraient été abusés par un double de Yéchoua.
— Naturellement. Rien de plus fragile qu’un faux témoin. Tandis qu’un témoin de bonne foi, un témoin abusé par une bonne mise en scène, même sous la torture, criera encore avoir vu Yéchoua ressuscité.
J’aperçus immédiatement la force de cette hypothèse. Prenant congé d’Hérodiade, sur le pas de la porte, je me crus obligé de proposer les services de Sertorius.
— Veux-tu que je te laisse mon médecin, afin de veiller à la santé d’Hérode ?
Hérodiade eut une moue de mépris.
— Inutile ! Hérode tient de la mauvaise plante, vivace, solide, indéracinable, qui n’a même pas besoin de printemps pour refleurir toujours.
Sur ces mots, sa bouche se tordit dans un rictus de vomissement. Décidément, Hérodiade haïssait passionnément Hérode.
Je traversai Jérusalem, mâchant et remâchant sa suggestion. La brièveté qui entourait les apparitions de Yéchoua d’un halo de mystère pouvait s’expliquer par l’imposture. L’homme qui jouait le rôle du crucifié se manifestait prudemment dans la pénombre, dissimulé sous son capuchon ; il entamait d’abord la conversation avec sa victime pour tester son chagrin, et par-delà, son éventuelle tendance à croire à un retour de Yéchoua ; puis
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