L'Evangile selon Pilate
ennemi sur la terre de Palestine, un ennemi que je n’avais pas soupçonné, qui manipule Caïphe, moi, le sanhédrin, les disciples de Yéchoua, et peut-être Yéchoua lui-même : il s’agit de Yoseph d’Arimathie. Il prévoit, anticipe et brouille les pistes. Sachant que les trois jours de la Pâque juive n’autorisent pas à laisser un crucifié exposé, il comptait dès le départ utiliser cette astuce : Yéchoua, arrêté dans la nuit précédant les fêtes, puis jugé, condamné, n’aurait pas le temps de mourir sur le gibet ! Sur le chemin du supplice, il fait porter sa croix par un complice, sans doute pour épargner ses forces, peut-être pour lui glisser son plan à l’oreille. Cinq heures après, Yéchoua donne l’apparence de la mort et Yoseph bondit au palais me l’annoncer. Il délivre le moribond avec ses complices, l’emporte précautionneusement dans son propre tombeau, drogue les gardes de Caïphe pour qu’ils s’assoupissent et récupère dans la nuit son blessé. Il lui laisse trois jours de convalescence en le cachant parmi ses domestiques. Puis il commence à le faire réapparaître, toujours brièvement, toujours parcimonieusement, car le blessé demeure faible.
Mais Yoseph a peur que le Nazaréen ne décède. Ces jours-ci, il multiplie les rencontres puis, autant par précaution que pour créer du mystère, décide d’aller le cacher en Galilée. Parce que le Nazaréen est en mauvaise santé, Yoseph va bientôt lancer le bruit que Yéchoua risquera une dernière apparition avant de rejoindre le Royaume de son Père.
Si je ne le prends pas de vitesse, Yoseph peut encore faire triompher l’idée que Yéchoua est le Messie. Si, dans les jours qui viennent, il consolide la rumeur de la résurrection, c’est la face du monde qui sera changée, ce sont tous les autres cultes qui seront mis à bas, et c’est la philosophie juive qui couvrira les terres et les océans de sa fumée.
Cette nuit, mes hommes parcourent la Palestine pour mettre la main sur l’imposteur Yoseph et son complice Yéchoua. Ce que je croyais n’être qu’une petite affaire galiléenne pourrait devenir un complot contre le monde entier et attenter à l’idée que l’humanité se fait d’elle-même.
Rassure-toi, ton frère s’est ressaisi. Lorsque tu recevras ma lettre, tout sera sans doute apaisé. J’ai hâte de te le confirmer. En attendant, porte-toi bien.
De Pilate à son cher Titus
— Je comprends pourquoi Rome domine le monde.
Telle fut la conclusion admirative de Caïphe lorsque je lui racontai mes déductions. Puis nous avons trinqué ensemble, communiant dans le bonheur de l’énigme résolue. Après quelques verres, le vin de Lesbos aidant, nous avons ri des pièges que nous avait tendus Yoseph : Yéchoua rasé, donc méconnaissable, qui se faisait soigner devant nous par les femmes alors que nous cherchions un cadavre ; Yéchoua ménageant des apparitions brèves à cause de sa convalescence et conférant à cette brièveté un caractère de miracle. Nous nous sommes particulièrement amusés d’un détail de la machination : les bandelettes et le suaire laissés dans le tombeau. Yoseph, lorsqu’il vint récupérer son blessé sur son faux lit d’éternité, exigea sans doute que Yéchoua s’habillât afin de ne pas être reconnu dans les ruelles de Jérusalem ; il prévoyait aussi que les esprits naïfs, ne trouvant plus que les éléments terrestres, appartenant au Nazaréen, en concluraient d’autant plus facilement que le magicien s’était évanoui mystérieusement vers le ciel.
Mon premier détachement revint de la ferme de Yoseph et nous confirma sa fuite. Il avait laissé la maison vide, abandonnant ses bêtes et ses vignes à trois femmes impotentes. Celles-ci, secouées par mes hommes, finirent par avouer que Yoseph et les siens étaient partis pour Nazareth rejoindre Yéchoua.
Mes autres détachements parcourent déjà les routes de Galilée.
Notre seul point de divergence, à Caïphe et moi, porte sur la complicité de Yéchoua. Caïphe en est convaincu, moi pas.
Caïphe voit dans Yéchoua un imposteur lucide, intelligent, opportuniste, qui capte les faiblesses et les désirs du peuple. Tout, dans sa démarche, se résume à une conquête démagogique des suffrages. Il sait combien le respect scrupuleux et quotidien de la Loi pèse aux Juifs : habilement, il se dégage de la stricte obéissance aux règles et lance son slogan : « Le Sabbat est fait pour
Weitere Kostenlose Bücher