L'Evangile selon Pilate
pensées.
— Tu songes à ma cousine, Pilate ?
— Oui. C’est idiot. Mais l’amour rend si fragile.
— Au contraire, Pilate, l’amour rend si fort.
Surpris, je me retournai vers Fabien et le dévisageai. Loin de retrouver le séducteur aux yeux brillants, à la bouche souriante, aux dents voraces et blanches entre la perle et le croc, je vis un homme triste, dont les épaules ployaient sous le poids des chagrins innommés. Pour la première fois, Fabien ne m’inspirait ni rivalité ni jalousie, mais une vague pitié. Il répéta :
— L’amour te rend tellement fort. Si tu as l’air droit, solide, inébranlable, Pilate, ce n’est pas parce que tu es grand nageur et bon cavalier, c’est parce que tu aimes Claudia et que tu en es aimé. J’ai l’impression que c’est là ta vraie colonne vertébrale.
— On ne m’a jamais dit ça.
— On ne dit jamais rien parce qu’on parle tout le temps.
Je demeurai étonné par le ton que prenait la conversation mais je ne tenais pas à l’interrompre.
— Et toi, Fabien, tu n’aimes personne ?
— Moi ? Je cours après tout ce qui bouge mais je ne m’attache pas. Je ne suis qu’un homme dissolu, Pilate, c’est-à-dire un homme qui n’a aucune considération pour lui-même. De temps en temps, j’essaie d’en lire dans le regard des autres. Comme j’ai un physique qui fait tomber les femmes dans un lit ; je tombe avec. Je trompe ma soif d’amour avec le sexe. Mais je suis incapable de m’engager. Après deux ou trois étreintes, je sens qu’il faudrait aller plus loin, montrer mon âme à nu. Je préfère me promener les fesses à l’air que l’âme à découvert. J’ai participé à toutes les orgies de Rome sans me dévoiler un instant. Toi, en revanche, j’ai l’impression que tu es constamment toi-même. Et la raison en est Claudia.
Je souris, ce qui lui fit baisser les yeux.
— Pourtant, en ce moment, Fabien, tu parles bien à nu.
— Du tout. C’est très protecteur de dire du mal de soi, surtout si l’on sait trouver les bonnes formules : elles vous habillent.
Fabien m’a quitté. À l’instant où je t’écris, je le vois s’éloigner dans l’allée de cyprès, au soleil couchant, droit sur son cheval, suivi par une dizaine d’esclaves qui portent ses malles et quatre géants de Numidie qui le protègent. À la recherche d’un Empereur qui n’existe sans doute pas, il fera le tour de notre mer en vain. Il attend de l’existence quelque chose qu’elle ne lui donnera pas, et cette attente idiote, c’est sa passion. Cette attente idiote qui l’empêche de vivre, c’est sa vie. Pourquoi les hommes rendent-ils creux ce qui est plein ?
Mais j’entends, mon cher frère, un brouhaha de chevaux dans la cour principale. Un détachement est revenu. Mes hommes s’embrassent avec joie au-dessous de moi, ils se congratulent : j’entends qu’ils viennent de ramener Yoseph et Yéchoua !
Je te quitte au plus vite. Tu sais désormais l’essentiel. Tu auras les détails demain. En attendant, porte-toi bien.
De Pilate à son cher Titus
Je viens d’assister à une des comédies les plus indignes qu’on puisse jouer. J’étais tellement ulcéré qu’on se moquât à ce point de moi, qu’on me prît pour un tel imbécile que j’eus un moment l’envie de tuer. Je ne sais ce qui me retint au dernier moment ; peut-être le sens du ridicule ; ou bien le mépris, l’heureuse paralysie que donne le mépris devant un spectacle déshonorant.
Mes hommes n’avaient ramené que Yoseph d’Arimathie, Yéchoua courant encore.
Je fis allumer des torches dans la salle du conseil et j’interrogeai Yoseph d’Arimathie.
— Où est Yéchoua ?
— Je ne sais pas.
— Où l’as-tu caché ?
— Je ne l’ai pas caché. Je ne sais pas. Je le cherche moi aussi.
Pour ne pas perdre de temps, j’ai giflé le vieux Yoseph. Puis, en tournant autour de lui, au milieu des cinq flambeaux qui fumaient et râlaient, distillant une lumière jaune et vacillante, je lui demandai de cesser de feindre et je lui expliquai tout ce que j’avais compris.
Yoseph m’écouta debout, très droit, sur ses maigres jambes de vieillard que son manteau de drap brun, crotté et poussiéreux, laissait apercevoir.
Tendant la main, il nia tout.
— Je te jure, Pilate, que Yéchoua était mort sur la croix et que c’est un cadavre que j’ai déposé au fond du tombeau.
— Naturellement. Je ne m’attends pas à ce que tu te
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