L'Evangile selon Pilate
l’homme et non l’homme pour le Sabbat. » Il sait combien les femmes souffrent d’être réduites à des ventres dans la société juive : il flatte en elles la fibre passionnelle en multipliant les discours sur l’amour. Il sait que la plupart des hommes gagnent juste de quoi subsister : il fait donc l’apologie de la pauvreté et stigmatise les riches. Il sait que la population de Palestine est mêlée, divisée : il développe le thème de la fraternité, il prêche au gros filet. Il sait que les hommes fautent perpétuellement : il invente la rémission des péchés. Il sait les Juifs pieux et attachés aux traditions : il prétend ne pas être venu abolir mais accomplir. Il sait les textes sacrés dans les moindres détails : il s’efforce de réaliser les prophéties afin de se faire reconnaître comme le Messie. Il sait par la loi juive que si on le crucifie juste avant les trois jours de la Pâque, on ne pourra laisser son corps exposé : il organise son arrestation, hâte sa condamnation. Il sait qu’il doit garder ses forces pour tenir quelques heures sur la croix : il joue la faiblesse, laissant porter sa croix par un passant. Il sait qu’on doit le déclouer avant le soir : il simule la mort. Il a annoncé qu’en trois jours il se reconstruirait : il se tient à l’abri trois jours avant de commencer ses apparitions. Caïphe n’a jamais cru à la sincérité du Nazaréen, il y croit aujourd’hui encore moins.
Je n’ai à lui opposer que des sensations, des impressions confuses. J’aurais tendance à supposer que Yoseph se sert de Yéchoua, que celui-ci, sans percevoir la manipulation, annonce en toute bonne foi qu’il est vivant. Se souvient-il de tout ? Ne prend-il pas son évanouissement sur la croix pour une sorte de mort dont il serait revenu ? Dans quelle mesure n’est-il pas lui-même convaincu d’être ressuscité ?
Ce que je n’osai pas avouer à Caïphe, c’était que ma vraie raison de croire en l’innocence de Yéchoua s’appelle Claudia. Mon épouse, fille de l’aristocratie romaine, sait reconnaître le démagogue avant tout le monde. Or Yéchoua avait apaisé Claudia qui souffre de notre absence d’enfants ; il l’avait arrachée à ses pleurs, à ses saignements ; il lui avait rendu une paix et une confiance dont je profitais depuis des mois. Certes, Claudia, crédule, était tombée dans la mascarade de la résurrection, mais comment résister à une mise en scène si parfaite ? Et, encore une fois, qui me prouvait que Yéchoua ne pensait pas, authentiquement, avoir connu la mort puis la renaissance ?
Je suis monté m’isoler au plus haut du fort Antonia. Sans avouer à mes vigiles que je fais leur travail, je guette l’horizon, je scrute le moindre poudroiement sur les chemins, espérant à chaque instant apercevoir sous la poussière l’escorte qui me ramènera Yoseph et Yéchoua. Porte-toi bien.
De Pilate à son cher Titus
J’attends toujours.
À chaque instant, j’invente une nouvelle raison expliquant le retard de mes soldats : je calcule les distances, les heures de marche, la fatigue des chevaux, les repas et repos nécessaires. Mais l’impatience est une soif qu’aucune justification n’étanche : je voudrais sauter du fort Antonia, m’élancer dans le vide et voler au-dessus de la Galilée. Je fulmine contre mes hommes, il me semble qu’à leur place je galoperais spontanément, sans hésiter, vers la bergerie ou l’auberge dans laquelle se tapissent Yoseph et Yéchoua. Je supporte mal l’inconfort d’être un chef : donner les ordres et attendre, dans une vacuité angoissée, leur bonne exécution. Je préférerais prendre la place d’un de mes soldats, même celle du dernier homme de troupe, pour fouiller les buissons avec ma lance, renverser les bottes de paille, palper les paillasses, éventrer les coffres.
Fabien est venu me dire adieu. Il continue son périple. Intrigué par Yéchoua, guère plus, il ne croit pas que ce soit l’homme annoncé par les astrologues car beaucoup de signes lui manquent : la royauté et la marque des Poissons.
— Même s’il est suivi par des milliers de Juifs plus ou moins pouilleux, ce mendiant ne correspond pas au portrait que j’ai du nouvel Empereur du monde.
Je me taisais, les yeux sur les chemins de l’Ouest, n’osant lui parler de Claudia ni lui demander, au cas où il la rencontrerait, de lui dire à quel point elle me manquait.
Il sembla deviner mes
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