L'expédition
berge, les semelles traînardes, accablés et puants. Tous sans un mot se mirent nus, puis parmi les chevaux qui buvaient et s’ébrouaient ils allèrent en grelottant s’agenouiller dans le courant vivace. Et s’aspergeant la face l’échine courbe ils parurent prier, et relevant la tête dans les lueurs du ciel ils parurent pleurer, et sortant du courant, luisants et ruisselants, par la pitié de Dieu ils parurent renaître. Et peut-être en fut-il ainsi, car il n’est pas de faute aux hommes ignorants. Ils lavèrent aussi leurs bottes et leurs gilets de cuir, et les taches sur leurs tuniques, et leurs armes, avec grand soin. Puis ils s’enroulèrent dans des couvertures et chacun se chercha, parmi les buissons et les herbes, un lieu solitaire où dormir.
Thomas s’allongea aux pieds de Pierre et de Jourdain qui n’avaient pas bougé de l’abri de l’arbre où ils s’étaient assis, épaule contre épaule. Après longtemps de silence parmi les chants d’oiseaux revenus :
— Pardonne-moi, dit Pierre sombrement, regardant loin devant une étoile cligner au travers d’un feuillage.
Jourdain lui répondit, pareillement perdu :
— Ne ferme pas les yeux. Il faut prier, mon âne.
Et Pierre, dans un souffle :
— N’aie pas peur, sacredieu, n’aie pas peur, n’aie pas peur.
Jusqu’au jour ils se tinrent côte à côte au secret de la nuit. Et comme ils ne l’avaient jamais fait ils prièrent en eux-mêmes et pleurèrent en silence, sans qu’ils n’osent se regarder. Et sortant de la nuit l’un de l’autre ils se détournèrent, chacun honteux de soi et souffrant pour son frère.
5
Quand apparut au loin entre les arbres la longue lueur pourpre et pâle de l’aurore, la première pensée qui germa dans l’esprit de Jourdain fut pour la rivière. « Dans l’ombre ou la lumière, se dit-il, elle court avec la même foi. » Il se sentit ému, ne comprit pas pourquoi. Tout baignait alentour dans le soleil nouveau. Il lui sembla que les feuillages et les touffes vivaces, les cailloux du chemin, les buissons ravinés s’émerveillaient ensemble dans un recueillement de prière naïve. Il leva le front. Un rossignol s’égosillait parmi les branches. « Il ne salue rien, se dit-il encore, ni le matin naissant ni la fin de la nuit. Il chante, voilà tout, pour le seul plaisir d’être. » Et soudain réchauffé au plus secret du cœur : « Quel besoin la nature a-t-elle de soucis, quel besoin de raisons ? Être en vie dans ces herbes, même pour le renard avec l’oiseau saignant au travers de la gueule, c’est être simplement dans la confiance en Dieu. Seigneur, pourquoi n’y suis-je pas ? » À grand-peine il se dressa. Ses jambes et son dos courbatus le firent grimacer. Il s’avisa que son crâne était comme une salle vide et froide. Il alla s’accroupir au bord de l’eau, but et mouilla son visage. Puis tandis que Pierre remuait les soudards encore couchés il s’en fut boucler la selle sous le ventre de son cheval, monta en croupe, franchit le gué et attendit.
Pierre resta sur l’autre rive à pousser sa jument de droite et de gauche parmi ses hommes jusqu’à ce qu’ils fussent tous rassemblés, après quoi il rejoignit son frère d’armes mais ne se soucia pas plus de sa présence que de la vapeur ensoleillée qui montait des genêts et des chardons éblouis de rosée, au-delà des arbres de la berge. Comme il passait raide devant lui et prenait la tête de la troupe, Jourdain vit sa mine si fermée qu’il se prit à l’observer avec une attention tout soudain aiguisée. Il sut aussitôt que son compagnon avait décidé de ne pas éviter les villages et de cheminer droit vers le verdict du peuple, sans ruse aucune, désireux qu’on lui dise, après ce travail de bandit où il avait mené ses gens, s’il pouvait s’estimer justifié ou non. Et le devinant effrontément offert à toutes les rencontres, épargné par les questions vaines, prêt à se fondre en fête ou à combattre à mort, selon que lui viendrait ami ou ennemi, il se sentit bientôt encombré de tendresse. Il ne se plut guère dans cet état. « Au diable, se dit-il, fulminant en lui-même, il faut n’avoir pas l’âme bien exigeante pour aller ainsi chercher l’absolution d’un crime dans les regards contents de quelques bêtes. Moi, si des gens me viennent avec du miel aux lèvres, je les détesterai. » Il cracha méchamment ce mot dans son esprit, et ruminant encore il estima
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