L'expédition

secrètement empressé d’alerter ses vassaux. L’évêque avait souri, l’avait béni d’une main négligente et congédié du même geste.
    — Comme un palefrenier, messire du Villar, comme un valet crotté, ainsi m’a-t-il chassé, dit Jacques d’Alfaro.
    Il eut un bref sanglot et demeura prostré à se brûler les yeux aux bûches rougeoyantes.
    — Pourquoi a-t-il permis qu’on tue des gens d’Église, lui demanda Jourdain, pourquoi, Seigneur, pourquoi ?
    D’Alfaro répondit, empêtré dans sa peine :
    — Jourdain, j’aimerais tant être aussi bon que vous.
    Il erra un moment dans ses rêveries sombres puis, tout à coup hargneux :
    — Ah, diable ! allez-vous-en ! Vous ne voyez donc pas que vous m’exaspérez ?
    Jourdain s’en fût comme il était venu, le pas discret sur les tapis moelleux, sans rencontrer personne, ni dans la demeure ni dans la cour.
     
    À la tombée du jour, Peignon vint au logis du Pont-Neuf où il finissait de dîner de pain et de fromage en compagnie de Jeanne. Dès le pas de la porte, qu’il n’osa franchir, il prévint Jourdain que son maître était à l’église de la Dalbade où comme tous les soirs avant de se coucher il s’en était allé converser avec son saint patron. Ils s’y rendirent ensemble. Ils trouvèrent Sicard Lalleman agenouillé devant une niche où était une statue du Bienheureux Martin le Charitable illuminée par trois flammes de cierges. Ils prirent place à ses côtés sur le dallage et se plongèrent en fausse prière. Jourdain attendit que le vieux consul ait relevé le front, et tandis que sa figure épaisse aux grands yeux ronds se perdait dans la contemplation de la face du saint à voix basse il lui demanda la permission de faire porter un message à Montségur par son serviteur. L’autre se signa, redressa péniblement son corps, prononça un nom fort confus et s’en alla vers la lumière lunaire du portail.
    Peignon dit alors à Jourdain, tandis qu’ils revenaient à la nuit claire, que ce Bernard Sougraigne rappelé tout à propos à sa mémoire par son maître était de ses amis et qu’il ferait sans faute tout ce qu’on lui demanderait. Dès le lendemain vers l’heure de midi cet homme s’en fut dans les encombrements du Pont-Neuf, après qu’il eut patiemment appris et répété le message que Jourdain lui avait confié. C’était un truand d’âge mûr, rayonnant de force et de malice. Il ne s’éloigna guère de Toulouse. Le soir même de ses adieux rieurs et fanfarons à Jeanne, qui s’était enhardie à lui baiser la joue pour lui porter chance, on le retrouva mort au bord de la Garonne, près de la cabane d’un passeur, le crâne fracassé par un gros galet rond.

10
    Sicard Lalleman se trouva fort contrarié, quoique peu surpris, par la nouvelle de cette mort subite. En vérité, il l’avait pressentie dès l’instant où Peignon, appelé à la porte de l’hôtel consulaire par un béquillard de sa connaissance, s’était mis à gémir et à s’exclamer tandis que ce compère de bas-fonds, courbé comme s’il portait la lune sur son dos, lui parlait à l’oreille. Après qu’il eut appris les circonstances du meurtre le consul se signa d’un geste à peine esquissé. Il ne manifesta pas autrement son souci. Mais à sa manière de rester songeur au milieu de la salle, ses deux mains potelées croisées sur le ventre, le menton sur la poitrine et le regard perdu dans le reflet des lampes sur le dallage rouge, son serviteur comprit que l’instant était grave et qu’il devait filer aussi doux que possible sous peine d’attirer sur sa piètre personne les tumultes considérables qu’il sentait bouillonner derrière le front de son maître. Il le contourna donc d’aussi loin qu’il le put, leva les plats et les reliefs du repas du soir en bafouillant un Pater noster éperdu au moindre entrechoc de vaisselle, puis s’en fut au soin du feu. Les joues gonflées de vent il se mit à souffler sur les braises du foyer avec une discrétion si maladroite que Sicard, exaspéré, se tourna vers lui et le prévint rudement que, s’il demeurait un instant de plus accroupi là comme une grenouille à disperser les cendres hors de la cheminée, il le vendrait demain au plus fieffé sodomite de Toulouse, qu’il se retint à peine de nommer. L’autre, les yeux mouillés et la voix lamentable, lui répondit qu’il s’échinait ainsi pour faire le temps doux dans la maison, point pour son propre