L'homme au ventre de plomb
œil neuf les lieux du drame, et s'enquérir de
l'existence d'un double de la clef de la chambre du vicomte. Il se
demandait si son adjoint avait déjà procédé
à l'ouverture du corps avec Sanson, l'exécuteur des
hautes Å“uvres. Le recours, peu orthodoxe, Ã ses talents
et à son expérience, gênait un peu Nicolas, mais
il avait trop éprouvé la routine et l'incurie des
médecins légistes attachés au Châtelet. Il
préférait donc cette formule qui permettait de garder
secrètes de redoutables découvertes.
Nicolas devrait
aussi examiner avec Bourdeau les conditions de son rendez-vous avec
l'inconnu en l'église des Carmes déchaux. Il était
de plus en plus convaincu d'avoir affaire à Mme de Ruissec.
Enfin, il serait utile d'aller à la pêche du côté
de la hiérarchie et des camarades du vicomte dans les gardes
françaises.
Satisfait de ce
programme, il acheva ses apprêts par un vigoureux brossage de
sa chevelure qu'il noua avec un bout de ruban de velours. Il ne
portait perruque que dans les circonstances exceptionnelles, ne
goûtant guère cet emprisonnement de sa tête et le
nuage de poudre qu'il fallait répandre sur cette coiffure.
Un air de flûte
égrenait ses trilles dans le lointain de la demeure. Que M. de
Noblecourt s'attachât de bon matin à « tâter
l'ivoire », comme il avait coutume de dire, était
une indication favorable sur l'état de sa santé ; la
goutte ne devait pas trop le tourmenter. Nicolas décida
d'aller le saluer. Ces entretiens matinaux avec l'ancien procureur
étaient toujours pleins d'enseignements et de cette sagesse
que donnent aux hommes la longue pratique des affaires et la
connaissance de l'âme humaine. Il descendit au premier pour
rejoindre la belle pièce aux lambris vert pâle rehaussés
d'or qui servait de chambre et de salle d'audience à M. de
Noblecourt.
Quand il entra, il
vit le magistrat campé dans son fauteuil, redresse et presque
cambré, la tête inclinée sur la gauche, les yeux
fixes et mi-clos; sa calotte pourpre était en bataille, sa
jambe gauche reposait sur un pouf en damas, tandis que le pied droit
battait la mesure dans sa pantoufle. Les doigts agiles virevoltaient
sur les trous d'une flûte traversière. Fasciné,
Cyrus, debout sur ses pattes arrière, un bout de langue rose
dépassant de sa gueule, écoutait son maître.
Nicolas s'arrêta pour savourer ce moment charmant d'intimité
domestique. Mais déjà le chien bondissait vers lui et
M. de Noblecourt arrêta net sa mélodie à la vue
du jeune homme. Nicolas, le tricorne à la main, salua d'une
demi-révérence :
– Comme il
me plaît de vous voir,si dispos et si en bouche de bon matin !
– Le
bonjour, Nicolas. Je vais mieux en effet. Je ne sens presque plus les
douleurs de ma jambe gauche et je serai debout pour souper, si je
parviens à maîtriser les pièges de cette sonate.
– Je gage
que vous en êtes l'auteur ?
– Ah ! le
coquin ! Ah ! le flatteur ! s'étouffa le procureur. Que non
pas, hélas ! C'est une pièce de Blavet, première
flûte de l'Académie royale de musique. Qui n'a entendu
ce virtuose ne peut imaginer ce que sont une embouchure nette, les
sons les mieux filés et une vivacité qui tient du
prodige.
Il posa son
instrument sur la petite table à jeux placée devant
lui.
– Foin de
tout cela, j'espérais vous voir pour ma collation.
Il sonna et, comme
une ombre, Marion, la gouvernante, surgit. Il avait été
convenu avec Catherine que la vieille servante conserverait le
privilège du premier service de son maître. Catherine
apportait le lourd plateau jusqu'Ã la porte de la chambre et
le confiait à Marion, qui savait gré de cette bonne
manière.
– Marion,
mon festin du matin. Vous ne le connaissez pas, je l'ai étrenné
il y a deux jours. La même chose pour Nicolas.
Le triple menton
tremblait de rire et ses yeux se plissaient de malice.
– Il ne
manquerait plus, monsieur, que pour la tranquillité de vos
tendons et de vos muscles, vous condamniez ce grand jeune homme Ã
votre portion congrue !
– Comment,
portion congrue ! Traitez avec plus de respect un régime que
Fagon réservait au grand roi aïeul de notre souverain.
Marion sortit pour
reparaître
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