L'homme au ventre de plomb
passées dans la rigueur
des camps, des douceurs d'un foyer. « Il faudra
s'intéresser de plus près à toute cette
famille », songea-t-il.
Son entretien avec
le comte de Ruissec lui avait fait percevoir une étrange
amertume qui ne coïncidait pas avec la douleur de la disparition
d'un enfant. Il lui faudrait aller plus loin dans l'interrogatoire du
comte de Ruissec, mais le faire avec habileté s'il voulait
contourner les défenses de ce fauve. Ce caractère tout
de violence paraissait rétif à toute espèce de
séduction. L'ostentation dévote, quasiment puritaine,
le couplet sur l'honneur n'avaient pas convaincu Nicolas. Il gardait
de cet entretien l'impression presque physique d'un homme cruel et
dissimulé.
Dans sa main
crispée, le petit carré de papier brûlait comme
une braise ; la sensation tira Nicolas de sa méditation. Il
abaissa la glace de la portière, un vent frais et humide le
souffleta au visage. Il se pencha pour profiter de la lumière
du fanal et rompit le pain à cacheter. Quelques lignes d'une
grande écriture tremblée et plutôt féminine,
avec des lettres courbées se chevauchant, apparurent. Le texte
était court et précis :
Monsieur ;
Trouvez-vous
demain à quatre heures à l'église des Carmes,
rue de Vaugirard, dans la chapelle de la Vierge. Une personne vous y
attendra qui souhaite bénéficier de vos lumières.
Machinalement, il
porta le message à ses narines et en respira le parfum. Il
avait déjà senti ces odeurs chez de vieilles personnes,
ces vieilles douairières de la bonne société de
Guérande qui fréquentaient son tuteur le chanoine ou
qu'il rencontrait chez le marquis de Ranreuil. Il reconnaissait le
parfum à peine dissipé de la poudre de riz et de
l'« Eau de la reine de Hongrie ». Il examina le
papier de couleur vert amande, vergé, sans chiffre ni marque
gravés. Ces observations le conduisirent à faire le
lien entre l'auteur de ce pli et l'apparition à la croisée
de l'hôtel de Ruissec. Ce message, transmis par le fidèle
majordome de la famille, émanait sans doute de la comtesse de
Ruissec et manifestait clairement la volonté de lui confier
quelque secret en confidence. Un détail pourtant l'intriguait
: c'était moins une volonté de l'éclairer
lui-même sur la mort du vicomte qui était l'objet du
rendez-vous, qu'une supposée demande de conseils. Il se
rassura en se disant que les deux choses n'étaient peut-être
pas si éloignées l'une de l'autre.
Bourdeau ronflait
discrètement avec des expirations ponctuées de petits
gémissements. Nicolas tenta de reposer un moment son esprit,
mais il ne parvenait pas à se laisser assoupir par les
mouvements de la voiture. Des pensées incertaines le
poursuivaient. Plusieurs points auxquels il avait songé
s'étaient évanouis ; il en éprouvait une
agaçante obsession, se reprochant de ne pas les avoir notés
au fur et à mesure qu'ils lui apparaissaient. Il serrait avec
irritation le petit calepin qui ne le quittait jamais et sur lequel
il notait ses réflexions et ses constatations. Il n'oubliait
pas qu'il lui faudrait rédiger un rapport et rendre compte au
lieutenant général de police. La voix pincée de
M. de Sartine résonnait en lui, avec son sempiternel :
« Précision et concision ». Mais Nicolas
n'avait jamais en de difficultés sur ce plan, et son chef
appréciait son style allègre et efficace. Il pouvait
remercier les jésuites de Vannes qui avaient cultivé
son don de plume, mais aussi le notaire chez qui il avait fait ses
premières armes et qui lui avait appris le poids et la
conséquence du choix des mots.
A force de
ratiociner, Nicolas oubliait de rechercher ce qu'il avait oublié.
C'est alors qu'il se rappela ne pas avoir vérifié s'il
existait un double de la clef de la chambre du vicomte. Il se mordit
les lèvres ; il faudrait s'en assurer. La chose le tracassait,
mais il se réconforta en remarquant que si un double avait été
disponible, Picard l'en eût averti au lieu de le laisser forcer
la serrure.
La voiture
s'arrêta brusquement dans les cris et les hennissements des
bêtes malmenées par les mors. Des lumières
mouvantes surgirent et il entendit le cocher parlementer. En ce temps
de guerre, les entrées et les sorties
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