L'homme au ventre de plomb
pistolet en réduction de son
invention fixé dans l'aile intérieure de son tricorne.
Il avait fait présent d'un exemplaire identique à son
chef.
– A quelle
heure ? demanda l'inspecteur.
– J 'ai déjÃ
la voiture. Trouvez Rabouine qui ne doit pas être loin.
Auparavant, j'ai une visite urgente à faire au Dauphin
couronné .
– Hé,
hé ! fit Bourdeau.
– Vous vous
méprenez. L'idée m'est seulement venue, en rentrant de
Choisy, que je pourrais peut-être glaner quelques informations
sur Mlle Bichelière auprès de notre aimable maquerelle.
La Paulet n'a plus rien à nous refuser depuis que nous l'avons
sauvée de l'Hôpital général. Je la visite
régulièrement et son ratafia des îles est loin
d'être mauvais. Pour notre maraude, une heure après
minuit serait le moment idéal.
– L'idée
est bonne. Rien ne lui échappe de ce qui survient dans le
monde de la galanterie et dans celui de la cocange 22 .
– Quant Ã
notre maraude, conclut Nicolas, une heure après minuit me
paraît le moment idéal.
Nicolas laissa
donc Bourdeau préparer l'expédition. Avant de quitter
le Châtelet il rédigea un nouveau et court rapport Ã
M. de Sartine. Il le confia au père Marie : l'huissier devrait
remettre le pli en main propre au lieutenant général de
police, si leur descente à Grenelle tournait mal. Dans le cas
contraire, il le rendrait à Nicolas le lendemain. Cela réglé,
il remonta en voiture.
Réfléchissant
aux relations qu'il avait nouées avec la tenancière de
la maison galante, il philosopha sur ce qui séparait le
policier du citoyen ordinaire. Il exerçait désormais
son métier sans scrupules excessifs. M. de Sartine lui avait
fait lire un jour l'éloge par Fontenelle de M. d'Argenson,
l'un de ses grands prédécesseurs à la
lieutenance. Il y avait noté cette phrase : « Ne
tolérer une industrie pernicieuse qu'autant qu'elle pouvait
être utile, y tenir les abus nécessaires dans les bornes
prescrites de la nécessité, ignorer ce qu'il vaut mieux
ignorer que punir, pénétrer par des conduits
souterrains dans l'intérieur des familles et leur garder les
secrets qu'elles n'ont pas confiés tant qu'il n'est pas
nécessaire d'en faire usage ; être partout sans être
vu et être l'âme agissante et presque inconnue de la
multitude tumultueuse de la ville ». Tous ces préceptes
conduisaient à des liens étroits et réguliers
entre la police et le monde de la galanterie. Chacun y trouvait son
avantage bien compris.
Nicolas avait un
sentiment étrange chaque fois qu'il soulevait le marteau de la
porte du Dauphin couronné . Il avait bien failli périr
dans cette maison, et lui-même avait tué un homme. Son
regard et son visage le hantaient encore certaines nuits sans
sommeil. Quelquefois aussi, il revivait le duel à l'aveuglette
dans le salon de la Paulet contre un adversaire dont il avait dû
anticiper les mouvements.
Il entendit un cri
d'étonnement et la porte s'ouvrit sur le visage de la
négrillonne qui le considérait, mi-hilare mi-effarée.
– Bonsoir,
dit Nicolas, la Paulet est-elle visible pour Nicolas Le Floch ?
– Touzours
pour vous, monzieur, zé vous précède.
Elle lui désigna
l'entrée du salon en pouffant derrière sa main. Il
était encore trop tôt pour que la clientèle
habituelle fût déjà réunie, et pourtant
des bribes de conversation se faisaient entendre. Nicolas s'arrêta
devant la porte et prêta l'oreille. Un homme et une femme
discouraient.
– Ma
chère enfant, sais-tu que tu es charmante ! Baise-moi, je t'en
prie.
– J'y
consens de bon cœur.
– Tu m'as
fait bander comme un chien pendant que je servais à table, je
n'y pouvais plus tenir.
– Va, je
m 'en suis bien aperçue, et c'est ce qui m'a fait sortir de
table pour venir te trouver.
– Il faut
sur l''heure que je le mette.
– Oui,
mais si ton maître nous surprend ?
– Qu'importe
mordiou ! Je te foutraii sur une borne, tant j'en ai envie !
Nicolas entrouvrit
doucement la porte. Dans le grand salon aux meubles tapissés
de soie jonquille, le rideau de la petite scène était
levé. Le décor en trompe l'œil représentait
un boudoir. Un sofa et deux
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