L'homme au ventre de plomb
s'y complaire.
Elle resta un
moment pensive. Nicolas se souvenait de la curiosité morbide
du souverain tandis qu'il lui faisait le récit des recherches
sur un corps trouvé à Montfaucon, au Grand
Équarrissage. Ce goût étrange se confirmait,
disait-on, depuis l'attentat de Damiens.
– Monsieur,
que pressentez-vous derrière ces morts ?
– Madame, je
suis persuadé que nous sommes en présence de deux
assassinats. Pour l'heure, rien n'indique qu'un lien existe entre
eux, mais rien, non plus, ne dit le contraire. Pour le vicomte de
Ruissec, les circonstances sont extraordinaires. J 'enquête sur
les victimes et sur leur passé, étant entendu, vous ne
l'ignorez pas, que ces crimes n'ont pas été reconnus,
que le cours de la justice est contrarié et que ma recherche
est une action solitaire et risquée.
Elle eut un beau
mouvement de tête.
– En tout
cas, vous avez ma protection.
– Elle m'est
infiniment précieuse, madame.
Il n'en pensait
pas un mot. La protection de la favorite valait dans ce boudoir. Dès
qu'il aurait quitté Choisy, une bonne épée et
Bourdeau seraient infiniment plus sûrs.
– Peut-être,
monsieur, devriez-vous penser que cette décision d'arrêter
l'enquête n'avait d'autre but que de ne pas effaroucher le
gibier que l'on veut piéger ?
Cela, évidemment,
ouvrait d'autres perspectives. Comme c'était souvent le cas -
et lui-même procédait parfois ainsi - M. de Sartine lui
avait sans doute dissimulé une partie de la vérité.
Ou bien la favorite s'était réservé le privilège
de l'en aviser. La partie se compliquait décidément.
Son camp venait de roquer, pensa-t-il en bon joueur d'échecs.
Comme il ne réagissait pas, elle repartir :
– Cela ne
paraît pas vous surprendre. Vous y aviez songé déjà .
Je dois vous confier mon angoisse... Les malheurs publics m'affligent
au plus haut point. On menace le roi, on m'insulte. Que ne puis-je me
retirer dans une thébaïde... A Menars, par exemple...
Le bruit d'une
bûche qui s'effondrait l'interrompit. Menars, à ce qu'en
savait Nicolas, n'était pas une retraite trop austère.
– Je suis
lasse et malade, reprit la marquise. Je puis bien vous le dire,
monsieur, vous m'avez déjà sauvée une fois.
Voyez ce papier que j'ai trouvé à la porte de mes
appartements. Et ce n'est pas le premier !
Elle lui rendit un
papier imprimé. Il en prit connaissance.
À la
putain du roi. Dieu, par un jugement impénétrable mais
toujours adorable, pour punir et humilier la France à cause de
tes péchés et de tes désordres qui sont
aujourd'hui au comble, a permis aux Philistins de nous vaincre par
terre et par mer et de nous obliger à demander la paix qu'ils
ne nous accorderont qu'à notre très grand et très
humiliant désavantage. Le doigt de Dieu a paru visiblement
dans ce désastre. Il punira encore.
Pendant que
Nicolas lisait, elle avait pris son visage dans ses mains. Le chien
sauta sur ses genoux et gémit sourdement.
– Madame,
laissez-moi ce torchon. Je trouverai l'officine.
Elle releva la
tête.
– Vous
trouverez, mais c'est une hydre aux têtes qui repoussent sans
cesse. J'appréhende de plus sourds périls. Cette
famille de Ruissec, que le roi n'estime pas, j'ai quelques raisons de
la craindre. Elle complète avec les dévots, avec les
jésuites et avec tous ceux qui veulent me voir partir. Je ne
peux vous en dire plus. Il faut élucider cette affaire. Au
vrai, je crains pour la vie du roi. Voyez au Portugal : la gazette
annonce l'exécution du jésuite Malagrida. C'est un des
complices de l'assassinat du roi du Portugal. On rapporte qu'il
aurait rencontré Damiens, naguère, à Soissons.
Que de trames ! Et toujours renouvelées !
– Mais,
madame, beaucoup de gens autour du roi et autour de vous veillent.
– Je sais.
Tous les lieutenants généraux de police ont été
mes amis, Bertin, Berryer et maintenant Sartine. Mais ils sont pris
par de grands intérêts et dispersés par leurs
multiples tâches, tout comme le ministre, M. de
Saint-Florentin. Monsieur le marquis, je me fie à vous.
Nicolas estima que
la bonne dame aurait pu s'épargner cette nouvelle flatterie,
qui donnait cependant la mesure de son désarroi. Elle pouvait
compter sur
Weitere Kostenlose Bücher