L'homme au ventre de plomb
intérêt à la faire
taire avant qu'elle ne parle. Voilà , monsieur, ce qui
m'autorise à vous traiter comme je le fais, moi, Nicolas Le
Floch, commissaire de police au Châtelet.
– Vous
m'accab1ez, je n'ai rien de plus à vous dire.
Nicolas remarqua
que la nouvelle de l'assassinat de sa mère n'avait pas paru
constituer une surprise pour le jeune homme.
– Ce serait
trop facile. Vous avez au contraire beaucoup à me confier. Et
tout d'abord, connaissez-vous Mlle Bichelière ?
– Je la sais
maîtresse de mon frère.
– Ce n'est
pas là ce que je vous demande. La connaissez-vous
personnellement ?
– Point du
tout.
– Que
faisiez-vous alors chez elle, hier en début d'après-midi
? Ne niez pas, on vous y a vu. Et trois témoins de bonne foi
sont prêts à en jurer devant un magistrat.
Nicolas crut que
le jeune homme allait se mettre à pleurer. Il se mordait les
lèvres jusqu'au sang.
– Ne l'ayant
pas vue au service funèbre de mon frère, j'allais...
– Allons, Ã
qui ferez-vous croire que cette jeune femme eût été
admise à la cérémonie de funérailles de
votre frère et de votre mère ? Trouvez-moi quelque
chose de plus probant.
Le vidame se tut.
– J'ajouterai,
reprit Nicolas, que des témoins affirment vous avoir rencontré
à plusieurs reprises à ce même domicile de ladite
demoiselle. Vous ne me ferez pas accroire que vous ne la connaissez
pas. Veuillez vous en expliquer.
– Je n'ai
rien à dire.
– Libre Ã
vous. Autre chose, pouvez-vous m'indiquer vos occupations le jour de
la mort de votre frère.
– Je me
promenais à Versailles.
– A
Versailles ! C'est grand, Versailles. Dans le parc ? Au château
? Dans la ville ? Seul ? En compagnie ? Il y a du monde Ã
Versailles, et vous avez dû croiser quelqu'un de votre
connaissance ?
Nicolas souffrait
de se montrer aussi brutal, mais il souhaitait faire réagir le
jeune homme.
– Non,
personne. Je souhaitais être seul.
Nicolas hocha la
tête. Le vidame était en train d'accumuler sur sa tête
toutes les présomptions. Il ne pouvait décemment le
laisser libre de ses mouvements. Quelque incertitude qui subsistât
sur son éventuelle culpabilité, sa mise Ã
l'écart permettrait de faire bouger les choses. Sous les yeux
effarés du jeune homme, il sortit de sa poche une des lettres
de cachet que lui avait confiées M. de Saint-Florentin. Il y
inscrivit sans hésitation le nom du vidame. C'était la
deuxième fois dans sa vie de policier qu'il conduirait un
prévenu à la Bastille. Le premier avait été
le docteur Semacgus, mais il s'agissait alors surtout de le protéger
et il en était sorti lavé de tout soupçon. Ce
précédent renforçait l'impassibilité de
Nicolas face à l'acte grave d'emprisonner son semblable.
– Monsieur,
dit-il, par ordre du roi, je dois vous mener à la Bastille où
vous aurez tout loisir pour méditer sur les inconvénients
qu'il y a à demeurer muet. Sans doute, je l'espère pour
vous, serez-vous plus loquace la prochaine fois que nous nous
rencontrerons.
Le vidame
s'approcha de lui, le regardant dans les yeux.
– Monsieur,
je vous implore de m'entendre. Je suis innocent de ce que l'on
pourrait m'imputer.
– Je vous
ferai observer que si vous vous déclarez innocent, c'est que
vous savez qu'il y a eu crime. Je pourrais relever votre propos Ã
votre détriment. Ne vous méprenez pas ; nul plus que
moi ne souhaite que vous soyez innocent. Mais vous devez me donner
les moyens d'approcher la vérité. Je suis sûr que
vous en détenez un morceau.
Il crut que cette
exhortation prononcée sur un ton sensible allait bousculer les
défenses du jeune homme et qu'il parlerait enfin. Mais ce fut
peine perdue. Le vidame parut sur le point de céder, mais il
se reprit, secoua la tête et commença Ã
s'habiller.
– Je suis Ã
votre disposition, monsieur.
Nicolas le prit
par le bras. Il tremblait. Il mit un scellé à la porte
du logis, où des perquisitions seraient effectuées,
puis ils descendirent pour rejoindre la voiture. Le cocher reçut
l'ordre de gagner la prison d'État. Pendant tout le trajet, le
jeune homme demeura silencieux, et Nicolas respecta son mutisme. Il
n'y avait
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