L'honneur de Sartine
campé devant la bibliothèque qui lui était échue, le menton dans une main, les yeux fermés.
– Il y a quelque chose que je ne comprends pas.
– Aveu rare s’il en fut !
Nicolas fit quelques pas pour considérer la bibliothèque de gauche.
– Considère ces deux meubles semblables. Partout où l’œil se porte, les ouvrages sont précisément classés selon un ordre alphabétique rigoureux. Je pressens qu’il ne s’agit pas ici d’une exposition ostentatoire de belles reliures qui témoignent parfois chez certaines gens d’un orgueil de rang ou de fortune… Tout montre que M. de Chamberlin pratiquait ses livres quotidiennement. On y rencontre des signets, de petits papiers de sa main avec des extraits. Bref, nous sommes devant un rassemblement de connaissances qui servait au plaisir d’un honnête homme. Alors dis-moi, que signifie le désordre de cette rangée ?
Il s’était déplacé vers la bibliothèque de droite et désignait la deuxième tablette à partir du sol. Bourdeau chaussa ses besicles et considéra la chose avec un intérêt croissant.
– Tu as raison. Quel désordre inattendu ! Il y a même des volumes à l’envers.
– Monsieur Tiburce, appela Nicolas.
– Monsieur le commissaire ?
– Vous semble-il habituel que des ouvrages soient disposés dans un tel désordre ?
– Cela n’arrive jamais. Mon maître ne tolère pas, ne tolérait pas, hélas !….
La respiration soudain lui manqua.
– Il ne supportait pas le moindre désordre dans ses livres. D’ailleurs personne n’avait le droit d’y porter la main. M. Charles, son petit-neveu, peut-être, et encore sous la surveillance de son grand-oncle.
– Avez-vous constaté l’état de cette rangée ?
– Non ! Si Monsieur avait vu cela !
Nicolas entreprit de relever dans son petit carnet noir ce qu’il venait d’apprendre.
– Quelqu’un, avança Bourdeau, nous aura précédés comme déjà pour les plis déposés sur la cheminée. Surpris, il aura en hâte replacé les volumes sans en respecter le classement. Voilà qui semble le plus probable.
– C’est une hypothèse qui a du corps. Je vais tout de même noter l’ordre ou le désordre constaté.
Il se mit à marmonner.
– Un livre retourné. Scarron, Érasme, Lesage, un Breton…
– Breton ! Lesage ?
– Oui, monsieur de Chinon, et de Sarzeau encore ! Près de chez moi. Regnard, un dictionnaire de l’Académie qui n’est pas à sa place vu son format. Hamilton, les Mémoires . Condillac. Un livre retourné, Euripide, Defoe, en anglais, Épicure, Salluste, Sénèque, Oresme, qui est-ce 9 ? Piron. Encore un livre retourné. Leibniz, Anacréon, Nithard.
– Nithard ? Jamais entendu parler de ce coquin-là !
– Qui a écrit une Vie des fils de Louis le pieux .
– Quelle science !
Nicolas pouffa.
– Ah ! Je lisais seulement le titre. L’Imitation , Garnier, Ignace de Loyola…
– Ah ! Ton ami.
– Je ne réponds point. Rabelais, Ovide et, enfin, l’ Odyssée . Ce désordonné ramas d’auteurs me semble bien étrange. Tu as sans doute raison. Quelqu’un a fouillé la bibliothèque et, surpris ou pressé par le temps, n’a pas eu le temps de remettre tout en ordre.
M. de Chamberlin, coiffé d’une grande perruque, dissimulant son crâne chauve, reposait maintenant sur une couche à l’ordonnance tant bien que mal restaurée. Deux chandeliers allumés avaient été posés sur chacune des tables de nuit. Ce mort aurait pu paraître paisible n’eussent été les yeux vitreux au travers des paupières entrouvertes qui fixaient maintenant le néant avec un effrayant rictus de la bouche. Une sorte d’appel à la vengeance, songea Nicolas qui revit à cet instant la cascade macabre des caves des Saints-Innocents.
– Tiburce, une question. Qui s’est chargé du transport du mobilier de votre maître depuis la Cité jusqu’à la rue des Mathurins ?
– Monsieur n’avait point le loisir ni la force de régler la chose. Mon service auprès de lui m’empêchait d’y pourvoir. C’est donc sa nièce qui a pris toutes les dispositions.
– De quelle manière ?
– Elle a fait quérir des crocheteurs. On en trouve toujours en maraude au coin de la Samaritaine et du quai de l’École. Une fois le prix discuté, ils ont appelé des charretiers avec lesquels ils sont en cheville.
– C’est vrai, dit Bourdeau, que dans cette ville les mutations sont perpétuelles. On déménage désormais
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