L'Hôtel Saint-Pol
la nuit. Quelqu’un venait d’arriver en tempête sur le champ de massacre.
Les trois corps étaient là sur la chaussée. L’inconnu heurta un de ces corps et trébucha. Le corps fit un mouvement. C’était l’un des pages laissés pour morts. Il jeta une faible plainte, se dressa péniblement et râla :
– À moi !… Ah ! je mourrai donc sans pouvoir désigner les meurtriers ! Personne ne viendra donc !
– Si ! dit l’inconnu. Je suis prêt à vous entendre, moi ! Le duc d’Orléans ?…
– Mort !
– Malheur ! Trop tard !… Le nom des meurtriers, au moins ?
– Puis-je me fier à vous ?
– Je suis quelqu’un qui doit la vie à Louis d’Orléans. Parlez.
– Qui êtes-vous ? insista le page.
L’inconnu s’était agenouillé après du mourant. Il rapprocha sa tête de la jeune tête livide, et dit :
– Je suis quelqu’un que Jean de Bourgogne a tué cette nuit. Vous pouvez parler…
XXV
Au moment où Bruscaille, Bragaille et Brancaillon emportaient le sac qui servait de linceul au chevalier de Passavant, et comme ils allaient franchir la poterne, une voix, derrière eux, leur cria d’arrêter. S’étant retournés, ils virent le capitaine des gardes de l’hôtel de Bourgogne, à qui Jean sans Peur, en remontant, avait dit quelques mots. Le capitaine fit déposer le sac dans une salle creusée dans l’épaisseur du mur et qui servait de corps de garde. Il y avait là une dizaine d’archers réunis autour d’un broc posé sur une table.
– Vous assurer ! s’écria Bruscaille. Et de quoi donc ?
– M’assurer que l’homme qui est dans ce sac est mort, dit le capitaine. C’est l’ordre.
– Monseigneur se méfie de nous ? fit Bragaille.
– Puisqu’on vous dit qu’il est mort ! grogna Brancaillon.
– C’est ce dont je dois m’assurer. Allons, ouvrez ce sac ! Eh ! mort du diable, croyez-vous que le gaillard sera fâché de mettre une dernière fois le nez à la fenêtre du monde ?
Le digne capitaine se mit à rire. Bruscaille et Bragaille échangèrent un regard désespéré. Brancaillon suait à grosses gouttes. Tous trois se disaient : Il est perdu !
– C’est à dégoûter d’être d’honnêtes gens, dit Bruscaille.
– Que voulez-vous dire, pendard ? grogna le capitaine dont les soupçons allaient « crescendo ».
– Je veux dire que monseigneur nous insulte. Je n’ouvrirai pas ce sac, non.
– Ni moi, dit Bragaille en se signant. Ce serait sacrilège.
– Ni moi, dit Brancaillon. D’abord la vue des morts me donne soif.
Le capitaine haussa les épaules. Il tira sa dague, se pencha, et trancha le nœud. Les trois estafiers, livides, fermèrent les yeux. Bruscaille soupira. Bragaille jura. Brancaillon pleura. Et frémissants, tout raides, ils attendirent le cri de fureur du capitaine, et le cri de détresse de Passavant.
– Allons, c’est bien, dit tranquillement le capitaine. Refermez et emportez : il est bien mort.
Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, stupides d’horreur, ouvrirent les yeux. Ils demeurèrent bouche béante, cheveux hérissés : le chevalier de Passavant était mort.
Son visage de cire, ses traits raidis, son regard révulsé, la rigidité du corps… oui, c’était un cadavre qu’ils avaient sous les yeux. La même pensée terrible leur vint : ils avaient étouffé leur sauveur ! Ils se mirent à trembler.
Ils soulevèrent le cadavre et l’emportèrent. Par les obscures ruelles qui enlaçaient l’hôtel de Bourgogne, ils se dirigèrent vers la Seine.
De temps à autre, ils s’arrêtaient, sous prétexte de fatigue. Alors ils déposaient délicatement le corps sur la chaussée, s’accroupissaient, demeuraient silencieux quelques minutes, puis l’un ou l’autre disait :
– Allons… Il est bien mort…
Ils atteignirent les bords de la Seine au-dessous du Louvre, presque en face la tour de Nesle, – en face de cette grève où Bois-Redon avait autrefois ramassé l’enfant mort pour le porter à Saïtano.
– Que devons-nous faire ? demanda Bruscaille.
– Puisqu’il est mort… fit Brancaillon.
– Oui, dit Bragaille. La Seine est une tombe comme une autre. Le pauvre bougre n’aura rien à nous reprocher. Nous allons chacun réciter trois pater. Et ça lui en fera neuf. Et puis…
C’était cet « et puis » qui les épouvantait. Ils frissonnaient à l’idée d’attacher une pierre au cou de ce corps, une autre à ses pieds, et de le jeter au
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