L'Hôtel Saint-Pol
reprit soudain Gringonneur. Avez-vous entendu parler de Messaline ? Savez-vous l’effrayante histoire de Marguerite de Bourgogne ? Connaissez-vous la légende de ces épouses des rois barbares, qui buvaient le sang, le soir, au bivouac, dans le fond des forêts où campaient leurs hordes sauvages ? Eh bien, Isabeau de Bavière, c’est tout cela à la fois. Si elle vous aime, malheur à vous ! Si elle vous hait, malheur à vous ! Vous ne pouvez lui échapper que si vous lui êtes indifférent. Or… qui sait ? Vous êtes remarquable, mon capitaine. Elle vous remarquera. C’est sûr. Et dès ce moment, malheur à vous ! Interrogez bourgeois ou seigneur. Vous aurez la liste de ses amants. Et alors demandez ce que sont devenus ceux qui composent cette liste lugubre ! Vous parliez de la Huidelonne… Ce n’est rien. Elle a mieux. Défendue par sa tigresse Impéria, elle est inabordable. Elle a mieux : Une foule de jeunes gentilshommes sont amoureux fous. Quand elle voudra, elle en fera une armée de tigres. Elle a mieux encore que les griffes d’Impéria, la dague de son capitaine, les épées de ses gentilshommes : elle a l’insaisissable sorcier qui lui donne le pouvoir occulte, le poison, les maléfices, toutes les armes contre lesquelles rien ne prévaut, pas même le signe de la croix, le signe rédempteur et protecteur qui met en fuite tous les démons excepté Satan… Saïtano !
Passavant se dressa tout droit, tout d’une secousse, pâle et sombre.
– Qu’avez-vous ? Qu’avez-vous entendu ? fit Gringonneur en jetant autour de lui un regard de terreur.
– Rien, dit Passavant qui reprit sa place. Continuez.
– J’ai fini. Je voulais vous dire cela. Je vous l’ai dit. Maintenant, j’ai le cœur soulagé. N’allez jamais à l’Hôtel Saint-Pol. Je vous disais : Isabeau vous remarquera, et alors malheur à vous ! Qui sait, oh ! qui sait si elle ne vous a pas déjà remarqué ? Qui sait si la princesse que ce matin vous avez sauvée des Écorcheurs ne lui a pas parlé de vous ? Qui sait si déjà elle ne vous attend pas ? Fuyez, mon gentilhomme, fuyez Paris ! Ou tout au moins n’entrez jamais à l’Hôtel Saint-Pol !
– Maître Gringonneur, dit Passavant, demain soir j’entrerai à l’Hôtel Saint-Pol.
Gringonneur leva ses deux bras immenses comme pour invoquer Jupiter, auquel il croyait pour le moins autant qu’au Dieu qu’on prêchait dans les églises, étant plus païen encore que sceptique.
– Vous me plaisez, continua Passavant d’un ton de roi parlant à son fou. C’est pourquoi je veux vous dire une histoire, une seule, et qui détruira toutes celles que vous m’avez si joliment contées. Écoutez. Une petite fille, un ange, mon amie, ma petite sœur, si vous voulez, fut un jour exposée comme n’ayant pas de famille, pas de mère, pas de nom. La honte et les insultes lui donnèrent une fièvre dont elle mourut. Mais une femme s’était trouvée qui l’avait arrachée à la honte de l’exposition, qui l’adopta, l’emporta, la soigna comme sa fille et lui fit une mort si douce que la pauvre petite entra en souriant dans l’éternité. Cette femme, c’était la reine.
– La reine ! balbutia Gringonneur.
– Plus un mot sur elle ! dit rudement Passavant.
Jacquemin Gringonneur se leva, jeta son manteau sur ses épaules et fit son grand salut en accent circonflexe.
– Monseigneur, dit-il (et ce mot lui vint tout naturellement), je ne souffle plus mot sur celle dont nous parlions. Mais laissez-moi vous donner un dernier avis. Que voulez-vous, vous m’avez conquis, et je suis tout vôtre.
– Donnez, mon cher, donnez toujours. Un avis, cela se donne comme cela se reçoit, sans que cela tire à conséquence.
– Eh bien ! vous avez en bas, dans un angle de la grande salle, trois figures de sacripants…
– Que j’ai remarquées… Après ?
– Ces gens sont là pour vous guetter. Pourquoi ? Je l’ignore. Mais leurs intentions me semblent peu catholiques.
– Merci, maître Gringonneur. Allez, maintenant. Si je veux vous revoir, où vous retrouverai-je ?
– À l’Hôtel Saint-Pol, répondit Gringonneur.
Et le peintre des cartes du roi Charles descendit l’escalier.
– Toujours l’Hôtel Saint-Pol ! songea le chevalier… Tous m’y donnent rendez-vous. Tout m’y convie. Est-ce donc là que va se décider ma destinée ? Bonne ? Mauvaise ? Est-ce la vie qui m’appelle ? Est-ce la mort qui me fait signe ?…
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