L'Impératrice indomptée
Elle conserve un vieux carnet cartonné où elle inscrit chaque jour son poids, et dont les marges sont remplies d’observations diverses. Elle ne permettrait à personne, pas même à sa dame d’honneur, d’y jeter les yeux. Il n’est d’ailleurs pas dans sa nature de donner une forme écrite à ses pensées et impressions ; dans le Cahier des Poids, elle note avant tout les secrètes inquiétudes que lui cause sa santé, variations nombreuses d’un thème unique : la peur d’engraisser. En 1895, à la pâtisserie Rumpelmayer, à Menton, Élisabeth, à la vue d’un public qui mange des friandises de façon immodérée, observe, en reprenant une formule de Nietzsche, que les gens ne savent plus manger que selon la loi du viel zu viel [de leur avidité] et du vielerlei [de leur fantaisie]. Il s’ensuit qu’on n’apprête les aliments qu’en vue de l’agrément immédiat qu’ils procurent, et nullement en raison de leur action nutritive, et qu’on use de boissons excitantes pour chasser les sensations de lourdeur de tête et d’estomac. « Probablement, ajoute-t-elle, les piètres lectures auxquelles s’adonnent les gens riches sont-elles un moyen de surmonter les mauvaises digestions et les migraines qu’entraîne ce régime erroné. Avec cela, on a l’impression que ce qui importe aux gens, c’est moins le repas en lui-même que le souci de la représentation : on mange trop par sociabilité et respect humain. Est-on bien au clair sur les conséquences de ce mode d’alimentation ? Connaît-on l’action chimique des divers aliments ? Ou ignore-t-on encore toute philosophie de l’organisme ? »
VII
INTRIGUES ET PASSIONS
L’ E UROPE EST EN ÉBULLITION . La guerre franco-prussienne met Paris à genoux et, le 2 septembre 1870, Napoléon III capitule. La république est déclarée. Le 18 janvier 1871, le roi Guillaume de Prusse est proclamé empereur d’Allemagne dans la galerie des Glaces, à Versailles. La Prusse devient le centre du nouvel empire d’Allemagne. Toutes les puissances, à commencer par l’Autriche, s’empressent de reconnaître le nouvel empire allemand. « Ce sera probablement bientôt notre tour », prédit Sissi, fataliste.
En 1872, elle a trente-cinq ans. Elle entre dans sa période de maturité. Entre 1872 et 1882, la politique européenne connaît une certaine stabilité après les bouleversements des années précédentes... Pendant ces dix ans, que fait-elle ? Elle continue sa vie errante. Comme par le passé, elle se déplace entre Vienne, Munich, Possenhofen, l’Angleterre, l’Irlande. Sa frénésie de voyages semble permanente !
Les Viennois ne cessent de lui reprocher ses absences 1 . Les journaux publient chaque année, parfois chaque trimestre, le décompte des jours qu’elle daigne passer parmi eux. Le bilan est affligeant. Son mari n’ose plus se plaindre. Le courrier et le train jouent un rôle essentiel dans leur vie. Les époux s’écrivent, se rendent visite. Tantôt à Schönbrunn, tantôt à la Hofburg, mais le plus souvent à la Kaiser Villa de Bad Ischl, à Gödöllö ou au Tyrol. Les retrouvailles leur paraissent plus agréables qu’une vie quotidienne saturée de préoccupations politiques.
En 1873, un événement familial oblige Élisabeth à revenir à Vienne : sa fille Gisèle, âgée de seize ans, va se marier avec son cousin, le prince Léopold de Bavière. Cette nouvelle a été un choc pour l’impératrice. La brave petite fille, à laquelle Élisabeth ne s’est jamais beaucoup intéressée, a pris soudain l’aspect d’une jeune personne à marier. Bien que le second fils de l’oncle du roi Louis ne soit pas un parti bien brillant pour une archiduchesse d’Autriche, les princes catholiques, parmi lesquels on peut choisir un époux, sont si peu nombreux que l’empereur a accordé son consentement. Tout ce que peut faire Élisabeth est de remettre le mariage au printemps suivant, quand Gisèle aura dix-sept ans. Est-ce vraiment à sa fille qu’elle pense – une fille si peu formée pour son âge – ou bien cherche-t-elle tout simplement à retarder le moment où elle-même devra se résigner à devenir grand-mère ?
Au mariage, on ne voit que la mère de la mariée. « Il n’y a pas de mots, remarque Marie Festetics, pour dire combien elle était belle dans sa robe brodée d’argent, avec sa chevelure vraiment resplendissante qui descendait en vagues sous le diadème étincelant. Mais sa plus grande
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