L'Impératrice indomptée
sa splendeur. Seules sont mises dans le secret du projet Ida Ferenczy, l’indispensable coiffeuse et la femme de chambre. Le soir venu, tout le monde se couche à l’heure habituelle. Dès que la maison est endormie, Élisabeth se lève, revêt, imprudemment, un splendide domino à traîne, en lourd brocart jaune, et recouvre sa superbe chevelure d’une grande perruque d’un blond ardent. Puis, elle se masque le visage d’un loup bordé d’une longue dentelle noire, qui cache également le cou et la nuque. Ida Ferenczy, parée d’un domino rouge, l’appelle Gabrielle, afin de diriger les soupçons sur la femme de chambre Schmidl, de même taille, dont c’est le prénom. Les deux femmes pénètrent dans la salle de bal, prennent place sur la galerie d’où elles contemplent le joyeux grouillement. Comme elles ne se séparent pas et demeurent très calmes, personne ne s’approche d’elles. Il est déjà onze heures et Élisabeth commence à s’ennuyer. Ida Ferenczy dit alors doucement :
— Gabrielle, choisis donc quelqu’un dans la salle qui te plaise et qui n’appartient pas à la société de la cour ; je te l’amènerai. Dans une redoute, il faut accoster les gens et les intriguer.
— Oui, tu penses ? réplique le domino jaune.
Elle cherche du regard et distingue un jeune homme élégant qui se promène seul et dont elle n’a encore jamais vu la figure. Elle le désigne à Ida Ferenczy qui, en un rien de temps, se précipite en bas, passe rapidement son bras sous celui du jeune homme et commence gaiement à le questionner. Elle lui demande si le comte X est là, s’il connaît le prince Y et ainsi de suite. Il n’est pas difficile de comprendre qu’elle veut savoir à quelle classe sociale appartient le jeune homme et s’il a des relations dans l’aristocratie. Les résultats de son petit examen se révèlent satisfaisants : il n’appartient pas au cercle de la cour. Brusquement, alors, le domino l’interroge :
— Veux-tu me rendre un petit service ?
— Oui, très volontiers.
— J’ai ici une jolie amie qui s’ennuie toute seule là-haut, sur la galerie. Ne voudrais-tu pas la distraire un instant ?
— Mais certainement.
Et déjà le domino rouge conduit son protégé auprès du domino jaune, qui, d’un regard amusé, a suivi la petite campagne. Les partenaires sont en présence ; ils s’examinent rapidement. Le jeune employé de ministère Fritz Pacher reconnaît immédiatement à la lourde soie du domino, à toute la personne, qu’il se trouve devant une dame du grand monde. Il se creuse la tête, se demande à qui il a affaire. Sur ces entrefaites, le domino jaune se lève, une silhouette élancée s’appuie à la balustrade, plonge son regard dans la foule et dit à brûle-pourpoint : « Tu sais, je suis complètement étrangère ici. Il faut un peu m’orienter. Commençons tout de suite par en haut. Que dit le peuple de l’empereur ? Est-il satisfait de son gouvernement ? Les suites des guerres sont-elles complètement cicatrisées ? » Fritz Pacher donne des renseignements prudents mais tout de même exacts sur l’état d’esprit de la population. Tout à coup, surgit la question : « Connais-tu aussi l’impératrice ? Te plaît-elle ? Qu’en dit-on et qu’en pense-t-on ? » Élisabeth est convaincue que personne ne croira ou n’admettra qu’elle ait pu venir à cette redoute. C’est pourquoi elle risque cette question pour le moins imprudente. Un instant, l’idée traverse le jeune homme : « Tu es à côté de l’impératrice, elle te questionne sur elle-même. » Mais quoiqu’il en doute aussitôt, il hésite à répondre avant de hasarder vivement : « L’impératrice ? Je ne la connais que de vue, évidemment, pour l’avoir aperçue à cheval au Prater. C’est une femme d’une beauté merveilleuse, c’est tout ce que j’en puis dire. Le public lui reproche de trop peu se montrer et de s’occuper davantage de chiens et de chevaux. Mais il a certainement tort. Je sais d’ailleurs que cet amour des animaux tient de famille : le duc Max, son père, aurait dit un jour : “Si nous n’étions princes, nous serions devenus écuyers.” » Ces paroles amusent Élisabeth : « Quel âge me donnes-tu ? » Le jeune fonctionnaire ose alors donner exactement l’âge de l’impératrice : « Trente-six ans. » Malgré elle, Élisabeth frémit et, quelque peu humiliée, réplique : « Tu n’es guère poli ! »
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