L'inconnu de l'Élysée
sujet. »
Persuadé qu'il resterait muet sur cette souffrance, je me hasarde quand même à l'évoquer devant lui en citant le livre de sa femme.
« Il n'y a aucune raison de le nier… me répond-il sans hésiter. Cela a été et c'est le drame de ma vie. J'ai une fille qui était intelligente, jolie, et qui, à 15 ans, a été prise d'anorexie mentale. Aujourd'hui, on commence à savoir traiter ces choses-là, mais, à l'époque, on ne savait absolument pas comment faire. Elle est tombée profondément anorexique et, en vérité, n'en est jamais sortie. Elle est surveillée 24 heures sur 24. Ma femme y va en permanence. C'est vraiment le problème de ma vie, et surtout celui de ma femme. On n'a rien pu faire… »
La pudeur n'empêche pas la douleur de percer l'armure.
Fin juillet 1973, Bernadette Chirac séjourne avec ses deux filles, Laurence et Claude, et sa propre mère, en vacances à Porto-Vecchio, en Corse. Son mari, alors ministre de l'Agriculture, se trouve à son bureau, rue de Varenne. Laurence, 15†ans, est alors tout le portrait de son père : « Une petite fille extrêmement délurée, très mignonne physiquement, très brune, toute bouclée, avec des yeux très noirs. Elle a aussi son regard. Aucune timidité, pour le coup ! Très tôt, une grande facilité d'élocution. En avance dans tous les domaines. Très brillante en classe. Assez vite très chahuteuse […]. Un vrai tempérament de feu. Très bavarde […]. Un caractère très affirmé. Dure, parfois. Elle était très intelligente 1 . » Laurence participe à une régate quand, en fin de matinée, ce 24 juillet, descendant du bateau, elle se plaint d'un horrible mal de tête. Durant le trajet jusqu'à l'hôtel, elle souffre le martyre à chaque cahot de la voiture conduite par sa mère. Ses presque 40? de fièvre incitent celle-ci à appeler immédiatement un médecin qui émet un mauvais diagnostic et lui prescrit de l'aspirine. Mauvaise nuit. La température n'a pas baissé. Un nouveau médecin diagnostique une poliomyélite. Un troisième est sûr que Laurence souffre d'une méningite et qu'il faudrait la transporter sur-le-champ à Ajaccio, mais ajoute qu'elle est intransportable ! À Paris, Jacques Chirac se démène et vient, aux côtés d'une équipe soignante, chercher sa fille en avion sanitaire. Laurence est admise à La Pitié-Salpêtrière. Ponction lombaire mal faite : elle hurle de douleur… Se déclenchera, à la suite de cette méningite et de cet accident, une anorexie mentale très grave. Plus tard, le professeur Jean Bernard estimera que Laurence a contracté un très mauvais virus de la méningite qui lui a détruit l'hypophyse… Quelles qu'aient été les causes de sa maladie, la fille aînée de Jacques Chirac est devenue de plus en plus dépressive, tout en menant à bien dans un premier temps ses études de médecine. Suicidaire, elle s'est même jetée d'un quatrième étage. Elle vit aujourd'hui dans un petit appartement, sous surveillance permanente, mais réussit néanmoins à marcher et monte à cheval une fois par semaine. Jusqu'en octobre 2006, le professeur en neuropsychiatrie Louis Bertagna passait chaque dimanche une à deux heures avec elle. La mort de celui-ci, survenue le 28 octobre, a plongé la famille Chirac dans la plus grande affliction.
Bernadette Chirac vit la maladie de sa fille comme une souffrance et un échec. Elle suggère l'existence d'un lien de cause à effet entre un « père si peu là » et la maladie : « Les enfants en ont souffert. Laurence à sa manière, qui est tombée malade à 15 ans 2 . » Elle dit que leur vie de famille a été fragilisée par la maladie de Laurence et qu'elle a tout fait pour « maintenir un équilibre, même si la tâche n'était pas facile avec un mari souvent absent. Mais il a toujours été excessif dans son travail ».
Après son aveu de souffrance, je demande à Jacques Chirac s'il éprouve un sentiment de culpabilité… Il hésite :
« Je ne sais pas… Peut-être que l'on n'a pas assez fait, au départ. Je ne sais pas… Peut-être aurais-je dû faire plus, psychologiquement parlant. C'est une fille très jolie, très intelligente… Le médecin qui s'en occupe depuis le début est le professeur Louis Bertagna 3 … Pour moi, c'est vraiment un point très douloureux. Les cellules du cerveau ont été atteintes, elle ne peut rien faire, elle ne veut rien faire. Elle est là…
– Vous discutez avec elle ?
– Ah
Weitere Kostenlose Bücher