L'inconnu de l'Élysée
suis un grand amateur d'art inuit. Il y a très longtemps, j'ai collaboré avec Jean Chrétien à la promotion de l'art inuit. L'ethnie inuit est probablement celle qui compte le plus fort pourcentage d'artistes au monde. Un concentré d'artistes… J'avais plaidé pour l'autonomie du Nunavut et, dès que celle-ci a été proclamée, je suis allé rendre visite à Paul Okalik, le Premier ministre, que j'ai invité à mon tour à l'inauguration du musée du quai Branly. C'est un type très gentil… » Et de me faire profiter d'une longue explication sur la manière dont Jean Chrétien élabora un système de recensement des artistes et de leurs œuvres qui a permis d'éviter « le grand risque de voir ces gens se mettre à fabriquer des cochonneries à longueur de journées ».
Un peu plus loin, dans l'encoignure du mur latéral gauche, Jacques Chirac entreprend de me montrer ce qui m'apparaît comme un espace important de son musée personnel, délimité par le dessus et l'intérieur d'un médaillier en marqueterie Boulle de style Louis XVI. Y trône un rhinocéros, œuvre d'un élève de Dürer, qui fait pendant à un autre rhinocéros de même origine installé, lui aussi, à quelques mètres de là, sur un autre médaillier estampillé Montigny, exactement de même facture que le premier. Le président entreprend de me conter l'histoire de ces deux rhinocéros. En 1515, un événement autre que Marignan a marqué les esprits européens : l'arrivée à Lisbonne d'un rhinocéros offert par le roi Muzaffar II de Cambaye à Alfonso d'Albuquerque, qui l'expédia au roi Emmanuel I er de Portugal. Aussitôt identifié comme « le » rhinocéros dont parlaient les Anciens, il devint une véritable vedette et suscita l'intérêt des savants. Le roi Emmanuel I er organisa un combat opposant le rhinocéros à l'un de ses éléphants. Découvrant son adversaire, l'éléphant courut se réfugier dans son enclos et le rhinocéros fut déclaré vainqueur par forfait. Cet exploit fut colporté dans l'Europe entière. Emmanuel I er décida alors d'envoyer le rhinocéros au pape Léon X, escorté par une ambassade fastueuse. La nef lusitanienne qui le transportait le relâcha en janvier 1516 sur l'îlot d'If, face à Marseille. Le 24 janvier, le roi de France, François I er , s'y rendit avec sa cour afin de contempler le rhinocéros ; puis la nef repartit, mais elle fit naufrage au large de Portovenere, près de La Spezia. Albrecht Dürer reçut à Nuremberg un croquis du rhinocéros à partir duquel il réalisa un dessin intitulé Rhinoceros 1515 , puis une célèbre gravure sur bois intitulée Rhinocervs 1515 . Jacques Chirac m'en montre des reproductions. « C'est à partir de ces dessins qu'un élève de Dürer a fabriqué ces deux pièces que ma femme m'a offertes il y a très longtemps », conclut-il.
D'un air gourmand, le président ouvre les deux battants du médaillier comme s'il me livrait accès à Fort Knox : « Ça, c'est le sumo ! » Il prend une enveloppe sur laquelle figurent des idéogrammes, et entourée de fils bleus. « C'est le yokozuna Asashoryu qui m'en a fait cadeau le soir de son combat vainqueur, le 26 mars 2005, à Osaka, lors de la 14 e journée du Grand Tournoi de printemps : il s'agit de l'enveloppe que l'arbitre lui a remise et qu'il m'a dédicacée. »
À partir de là, décidé à boire le calice jusqu'à la lie, je m'en vais demander à Jacques Chirac de bien vouloir m'épeler les noms des gens et objets qu'il va évoquer. À plusieurs reprises, j'ai cru lire dans ses yeux un brin de commisération pour mon inculture, et autant d'ennui pour avoir accepté de se prêter à un tel exercice. Un ennui qu'il traduira à plusieurs reprises par un courtois : « Tout ça ne présente aucun intérêt… »
Sur Asashoryu – que je crois transcrire ici sans faute, ou, s'il y a faute, en en rejetant honteusement la responsabilité sur mon interlocuteur –, le président émet toute une série de superlatifs : « C'est le grand champion mongol, le très grand… Chaque fois que je vais au Japon, je l'invite à dîner… Il est venu à Paris et m'a rendu visite… » Dans son panthéon, nul doute que le lutteur bénéficie d'une bonne place, voire de la meilleure. Jacques Chirac n'en a d'ailleurs pas terminé avec son amour du sumo, car le meuble de Philippe-Claude Montigny renferme d'autres « trésors » sur la lutte traditionnelle japonaise et ses champions. Une vulgaire
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