L'inconnu de l'Élysée
mais, peu après, sa mère meurt 2 . Je réussis à le joindre et lui dis : “C'est fini ! – Déjà !” me répond-il. Ce “déjà”, je l'entendrai jusqu'à la fin de mes jours… »
À de nombreuses reprises, au cours de nos entretiens, le président m'a parlé de sa piètre mémoire des noms et des dates. Plus généralement, j'ai souvent eu le sentiment que son passé ne l'intéressait pas outre mesure et que sa mémoire lui avait joué effectivement de mauvais tours. De même qu'il dit avoir la naïveté de croire que lorsqu'il veut pour de bon quelque chose, il n'y a aucune raison qu'il ne l'obtienne pas 3 , de même a-t-il reconstruit aussi son passé. J'ai la faiblesse de penser que cette reconstruction lui échappe au moins en partie. Pourquoi faire ainsi crédit à un homme souvent qualifié de « supermenteur » ? Quand, à plusieurs reprises, je l'ai mis face à une réalité qui ne collait pas du tout avec la sienne, non seulement il n'a manifesté aucun agacement, mais il n'a pas hésité à mettre en cause sa satanée mémoire. De surcroît, celles de ses reconstructions du passé que j'ai pu constater n'étaient pas toutes à son avantage… Ayant de toute façon pour habitude de me fier davantage aux sources écrites qu'aux témoignages oraux, j'ai consulté dossier militaire, dossier professionnel, la bobine 189 du procès Bousquet, quelques documents de l'instruction diligentée contre Henry Potez après la guerre, questionné l'évêché de Tulle, écouté la voix d'Henry Potez, mort en 1981, sur un enregistrement conservé parmi les archives du Service historique de la Défense, à Vincennes, afin de compléter, grâce à ces éléments, le portrait du père du président de la République.
Abel, François Chirac a fait ses études secondaires au collège de Brive où il a passé son baccalauréat ès-sciences. Il est ensuite parti pour Périgueux où on l'a nommé professeur-adjoint au lycée. Le 18 avril 1917, il comparaît devant le conseil de révision à Brive et est incorporé au 88 e régiment d'artillerie lourde. Il a alors 19 ans. Nommé canonnier de 1 re classe le 28 septembre 1917, il est muté au 289 e régiment d'artillerie lourde le 16 janvier 1918, et participe à la bataille de la Somme. Il est blessé à la poitrine par un éclat d'obus le 20 mai devant Montdidier – et non à Verdun, comme me l'a dit le président. Abel Chirac est soigné pendant trois mois et retourne au front en août 1918 dans le 81 e régiment d'artillerie lourde. Après l'armistice, il décide de rester dans l'armée plutôt que de rejoindre sa famille à Brive. Cette décision marque-t-elle une rupture avec son père ? Avec 34 officiers et 354 soldats, il est volontaire pour intégrer le 1 er régiment des chars blindés polonais, formé le 15 mars 1919 sur le sol français par le général Haller, qui avait commandé en France une armée polonaise forte de 50 000hommes, évidemment approuvée et épaulée par l'état-major français. L'indépendance de la Pologne, qui vient d'être proclamée le jour de l'armistice, est immédiatement contestée par les bolcheviks qui entendent récupérer les territoires perdus par la Russie impériale avant la Première Guerre mondiale.
Le canonnier de Brive est formé à Martigny-les-Bains, dans les Vosges, jusqu'au début juin 1919. Les cinq compagnies de tanks Renault FT sont transportées par train vers Lodz du 1 er au 16 juin. Sa compagnie, la seconde, dirigée par le capitaine Jean Dufour, va être la première à aller au contact de l'Armée Rouge. Abel Chirac part de Lodz le 19 août. Sa compagnie a pour mission de soutenir l'action du 58 e régiment d'infanterie et de la division Wielpolska, chargés de briser les défenses des bolcheviks installés dans la puissante forteresse de Bobrujsk, jadis construite pour résister à l'avancée de la grande armée napoléonienne. Le 28 août, les blindés français et les colonnes de fantassins entrent dans Bobrujsk, soulevant l'enthousiasme des populations locales. Le jour-même, Abel Chirac est cité à l'ordre du 1 er régiment des chars polonais pour son courage et son dévouement. Il a « progressé pendant toute l'attaque avec les premiers éléments d'infanterie et assuré, dans des circonstances extrêmement périlleuses, la liaison entre le capitaine commandant la compagnie et les chefs de section ». Le canonnier reste en Pologne jusqu'au 8 juin 1920. Rentré chez ses
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