L’Inconnue de Birobidjan
quelquâun se dévoue.
â Alors, suivez mon conseil. Ne vous jetez plus dans la gueule du loup sans me prévenir. Ce sera toujours plus facile de vous fournir un bâton pour lui tenir la mâchoire ouverte que de vous repêcher dans son estomac.
Â
Je nâeus pas beaucoup de temps pour digérer le conseil de T. C. La sonnerie me rappela à mon devoir dès que je reposai le combiné.
â Salut, Al.
La voix de Sam Vasberg. Il nâavait pas eu la patience dâattendre mon appel. Ãa mâétonnait de lui.
â Raconte-moi où tu en es.
Je dus me répéter. Je mâabstins une fois de plus de décrire ma visite matinale à la prison. Je ne mentionnai pas non plus lâaccord que je venais de conclure avec T. C. Cela pouvait attendre et mâéviterait une discussion pénible sur mes notes de frais.
Comme dâhabitude, Sam me laissa parler sans faire de commentaires. Je passai un bon quart dâheure à lui raconter lâarrivée de Marina au Birobidjan et ce quâOâNeal nous avait appris de ce coin perdu de Sibérie. Malgré le silence et les grésillements de la ligne, je savais quâil mâécoutait sans en perdre une miette. Ce nâest que lorsque je racontai lâémotion de Marina en apprenant la mort de Solomon Mikhoëls quâil réagit.
â Ah, ils se sont finalement décidés à le supprimer ?
â à Minsk. En maquillant son assassinat en accident de la circulation, selon OâNeal.
â Ãa nâa pas dû être trop difficile. Ce sont les champions du maquillage. Et ce type de la CIA a raison : la tournée deMikhoëls a rapporté gros à lâOncle Joe. Pas seulement en millions de dollars. Pendant quelque temps, les Soviétiques étaient devenus des héros, par ici. Jâai retrouvé mon article et mes notes sur la conférence de Mikhoëls au stade Polo Ground, en juillet 43. La guerre battait son plein. Les Boches venaient de céder devant Stalingrad, lâArmée rouge poussait fort sur la Volga, et nous, on entrait dans Palermeâ¦
Et Marina était à Birobidjan depuis cinq ou six mois, calculai-je.
â Un sacré succès, reprit Sam. Le stade était plein à craquer. Cinquante mille personnes. Des Juifs de Brooklyn et du Lower East Side, pour la plupart. Du beau linge, aussi : Einstein, Chaplin, Thomas Mann, Eddie Cantor, Menuhin, le violoniste⦠Une liste amusante : McCarthy en a déjà flanqué la moitié hors du pays !⦠Mais à lâépoque, on pouvait dire du bien des Soviets. Et Mikhoëls sâexprimait remarquablement. Un type étonnant. Très laid mais prodigieux dès quâil ouvrait la bouche et bougeait. Il nâétait pas là en tant quâacteur. Il était le président du Comité antifasciste juif. Son message était simple : les nazis voulaient exterminer les Juifs du premier au dernier. Il ne sâagissait pas dâun pogrom. Pas dâune de ces crises de haine que lâEurope connaissait depuis deux mille ans. Cette fois, câétait différent. Les Boches voulaient nous supprimer pour de bon. Il a eu des phrases dont je me souviens encore : « Vous, nos frères, rappelez-vous que dans notre pays, en URSS, sur les champs de bataille, câest votre destin qui se joue. Pas de rêves, pas dâillusions ! La haine dâHitler ne vous épargnera pas. Aucun océan ne sera assez vaste pour vous cacher. Les cris dâUkraine, de Minsk et de Bialystok vous réveilleront. Rappelez-vous que nous sommes un même peuple. La grande guerre patriotique de libération menée par le peuple soviétique est la vôtreâ¦Â » Quand il sâest tu, on était sonnés. Il nây a pas eu dâapplaudissements. Pas tout de suite. On avait la chair de poule. La plupart de ceux qui étaient là avaient fui lâEurope en 32 ou 33, après lâarrivée dâHitler aupouvoir. Eux ou leurs parents. Pas la peine de leur faire un dessin⦠Un sacré moment.
Jamais Sam nâavait aligné autant de phrases ! Jâentendis le tintement dâun verre. Jâen aurais bien bu un moi-même. La bouteille qui logeait habituellement dans le tiroir de mon bureau était à sec. Depuis quelques jours, je négligeais beaucoup de choses.
Sam
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