L’Inconnue de Birobidjan
murmuré ?
Autour dâelle, les filles protestèrent. La Zotchenska était revenue sur le seuil du théâtre pour annoncer que le bal était terminé. Il faisait trop froid. Les musiciens ne pouvaient pas continuer à jouer, tout le monde allait attraper la mort. Il y eut encore quelques objections. Puis on se tut. La foule se dispersa en petits groupes. Personne ne sâapprocha de Marina. Pas même Nadia ou Guita.
Â
Ce soir-là , la datcha fut étrangement silencieuse. Les gestes des femmes étaient lents, presque lourds. Les yeux sâévitaient. Après avoir achevé les tâches indispensables, chacune rejoignit sa chambre plutôt que de rester à bavarder dans la cuisine, comme dâhabitude. Il semblait quâelles sâétaient vidées de tout ce qui leur restait de joie. Elles ne portaient plus que le poids étouffant de la peur et de la tristesse.
La vieille Lipa nâeut pas un mot de colère quand Nadia et Guita rentrèrent à la nuit largement tombée. Elles puisèrent dans la soupe maintenue au chaud sur le poêle en sâabstenant de raconter ce quâelles avaient fait jusque-là . Personne ne les questionna.
Le silence et lâobscurité envahirent la datcha. Allongée sur son lit, Marina entendait sans fin la voix dâApronrépéter : « Je vais vous donner des ennuis. Ce nâest pas la peine. » Elle avait envie de se moquer, de ricaner. De croire quâelle avait rêvé. Elle accordait aux mots dâApron un sens qui nâexistait que dans son imagination. Elle inventait. La maladie des femmes trop seules. Ici, elles étaient si nombreuses que câen devenait un chaudron de folie. Et lâAméricain jouait avec elles toutes. Mister Doctor Apron, qui soignait si bien .
Elle se mentait. Dâailleurs, quand elle fermait les yeux, ce nâétait pas le visage dâApron quâelle voyait, mais celui, glacé, de Levine. Puis la colère vint. La lassitude.
Elle sâétait finalement à demi assoupie quand la porte de sa chambre sâouvrit. Quelquâun entra furtivement, referma sans bruit.
Marina se redressa brutalement, les yeux écarquillés sur le noir, le souffle court.
â Nadia ? Câest toi ?
â Non. Câest moi, Beilke. Nâallume pas.
â Quâest-ce quâil y a ?
à tâtons, Beilke trouva le bord du lit, sây assit. Ses doigts rugueux frôlèrent le bras de Marina, le serrèrent doucement.
â Ne fais pas de bruit. Ãcoute-moi seulement.
Malgré le noir, le visage invisible de Beilke, Marina sut ce quâelle allait lui dire.
â Tu veux me demander de ne pas voir lâAméricain, toi aussi ?
â Tais-toi, écoute-moi. Je sais que tu nâes pas une gamine. Et nous non plus. Des émigrantes comme toi, ça fait deux ou trois ans quâon nâen voit plus. Si tu es venue ici, câest parce quâil tâest arrivé quelque chose et que tu nâas nulle part ailleurs où aller.
Le ton était dur, mais les doigts de Beilke avaient trouvé la main de Marina et la pressaient affectueusement contre sa cuisse.
â Ne tâinquiète pas pour ça. Nous avons toutes nos secrets. Et nos « fautes », comme ils disent.
â Je sais ce qui est arrivé à ton mari.
Marina regretta ces paroles aussitôt quâelle les eut prononcées. Beilke grogna mais ne lâcha pas sa main.
â Alors, tu sais ce quâil peut se passer. Tu dois faire attention. Birobidjan est comme partout ailleurs. Il ne faut pas croire que tu es à lâabri. Méfie-toi de Metvei et de la Zotchenska. Metvei te veut. Depuis le premier instant où il tâa vue, il te veut. Et la Zotchenska est capable de te crever les yeux de jalousie.
Marina se laissa aller contre son oreiller. Elle retira sa main de celle de Beilke.
â Câest très bien, je peux donc danser avec Mister Doctor Apron.
Le chuchotement de Beilke se durcit.
â Levine ne te partagera avec personne.
â Et alors ? Quâest-ce que je dois faire ?
â Surtout ne pas tâapprocher de lâAméricain⦠Metvei finira par calmer la Zotchenska. Mais ne le dresse pas contre toi.
Marina se tut. Beilke poursuivit :
â Tu ne tâes pas demandé ce que Meitvei fait
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