L’Inconnue de Birobidjan
Elle lâobserva avec étonnement. Elle nâavait plus devant elle lâacteur imposant, doucement ironique, à la diction châtiée et aux manières presque mondaines quâelle avait rencontré quelque temps plus tôt. Il paraissait sâabandonner à la vieillesse ainsi quâà la tendresse. Il ressemblait à tous ces vieux Juifs quâelle croisait ici et là dans les boutiques de Birobidjan. Chevelus, barbus, un peu voûtés, la chaleur de la vie concentrée dans leurs yeux, brûlants dâen avoir trop vu. Ou peut-être était-ce un rôle quâil endossait pour sâadresser à elle ?
Comme pour lui répondre, il sourit, eut un clin dâÅil.
â Tu apprends vite. Câest bien. Et ce qui est appris nâest plus perdu, câest déjà ça. Bien dommage que tu nous arrives seulement maintenant, Marina Andreïeva !
Il gratta une cigarette, tira quelques bouffées, les paupières mi-closes.
â Tu aurais dû voir ça, il y a dix ou quinze ans. De la folie ! On arrivait de partout, Ukraine, Biélorussie, Crimée, Oural, Argentine, Canada ! Et avec le même rêve en tête. Bâtir la nouvelle patrie des Juifs ! Personne se souciait des moustiques ou de la glace⦠Si, si, câétait terrible. Les moustiques plus que le froid. Mais ça ne décourageait pas. Même les coups de fusil des Japonais de la Mandchourie ne décourageaient pas. Ils se postaient sur les îles de lâAmour, ces salopards, et ils tiraient sur les hommes qui venaient pécher. Oui, oui, je tâassure. Il a fallu faire des patrouilles. Il y avait une chanson, je me souviens :
Â
« Sur les rives escarpées de lâAmour, les sentinelles de la patrie veillent.
Â
« Les sentinelles, câétaient nous. Et il y en avait capables de choses folles. Jâai connu des Juifs qui vivaient en capturant des tigres ou des ours. Dâautres qui sâinstallaient au milieu de la forêt pour défricher. Câest comme ça quâest né le kolkhoze Waldheim⦠âLa maison dans la forêtâ, câest ce que signifie Waldheim. Ce nâétait pas facile, de tenir. à Waldheim, ils ont tenu. Tu verras au printemps comme câest beau, là -bas. Bon, on était loin du demi-million de Juifs prévu par notre grand Iossif Vissarionovitch Staline. Trente mille ? Un peu plus peut-être. Mais trente mille Juifs sur une terre à eux. Sans quâon leur interdise de labourer cette terre et de respirer. Sans quâon les menace. Trente mille hommes,femmes et enfant qui nâétaient plus des louft menchn , des âhommes accrochés au ventâ, comme on nous appelait alors. Ce nâétait pas rien. »
Iaroslav ponctuait ses phrases de petits mouvements de la tête. Sa couronne frisée de cheveux blancs dispersait la fumée de sa pipe en torsades nerveuses. Son visage était sans mélancolie, rajeuni, presque heureux. Comme sâil recevait une caresse de ces souvenirs radieux.
â Et çâaurait pu être plus encore. à Moscou, tu as vu notre film, Iskateli Stchastia , « Les Chercheurs de bonheur  » ? Câétaient nous, ça, vraiment nous, les pionniers juifs dâici, du Birobidjan. Aïe, ma fille, quel rêve ! Et du beau talent dâacteur aussi, hein ? Benjamin Zouskine, Maria Blumenthal-Tamarina⦠Sans parler de la musique de notre cher Isaac Dounaïevski⦠Ils ont tous joué ici, et avec Mikhoëls encore. Tu imagines ? Ah, oui, de beaux momentsâ¦
Il resta quelques secondes silencieux, fixa Marina comme si elle pouvait comprendre ces instants quâil portait encore en lui.
â Câest beau, le rêve, Marina Andreïeva. Il faut rêver. Surtout quand il est difficile de le faire. Regarde, les choses ont changé, ici, câest certain. Mais Birobidjan est toujours lâoblast autonome juif. Tu prends une carte et tu peux mettre le doigt dessus. Et dans Birobidjan, il y a toujours la rue Cholem Aleikhem. Les Juifs ne sont pas la majorité, ici ? Câest vrai, mais ils sont chez eux, et plus quâailleurs. Tu vas à la poste, au bâtiment du comité, et tu vois des lettres en yiddish sur les murs. Et ce théâtre ? Nos isbas et nos datchas sont ce quâelles sont, mais notre
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