L’Inconnue de Birobidjan
théâtre yiddish est là . Avec de vrais murs ! Et ces murs, ils en ont entendu. Tu as vu la liste dans le bureau de Metvei ? Tous ces musiciens qui sont venus jouer ici ? Oïstrakh, Guilels, Zak, Tamarkina, Grinberg, Fikhtengoltz⦠et ceux que jâoublie. Et tous décorés par notre cher Iossif Vissarionovitch !
Iaroslav rit doucement, hocha la tête. Sa pipe sâétait éteinte. Il ne tenta pas de la rallumer. Sa voix avait changé. Elle était soudain mate et tremblante.
â Je vais te dire ma théorie, chère Marina Andreïeva. Les murs se souviennent de la musique de nos rêves, et câest ce qui rend fous les nazis, là -bas, en Pologne et en Ukraine. Câest pour ça quâils détruisent, détruisent, détruisent encore⦠Ãa ne leur suffit pas, de massacrer les corps de tous les Juifs du monde. Il leur faut aussi détruire nos murs pour ne plus entendre nos rêves. Câest pour ça quâil ne faut pas avoir peur de nos rêves. Surtout quand câest difficile.
Il considéra un instant Marina. Un vieux regard humide et tendre. Sa main plongea dans la poche de sa robe de chambre et en sortit une fleur étrange, aux pétales bleu indigo très épais et à la tige grise et velue.
â Ici, on lâappelle le « diamant de lâAmour ». De la famille de lâorchidée, il paraît. Elle pousse de temps en temps au bord du fleuve, sous la neige.
Il la tendit à Marina.
â Prends. Le docteur Apron te lâoffre. Je suis allé le voir ce matin parce que jâai de ces ennuis quâont les vieux comme moi. Nous avons parlé de toi, et il mâa demandé de te lâapporter.
Marina hésita. Sa main tremblait légèrement en saisissant lâorchidée. Elle fut étonnée par le contact de la tige, soyeuse comme une peau. Iaroslav la scrutait. Il attendit quelques secondes et, comme elle se taisait, il ajouta :
â Si tu veux un conseil de vieux fou, je te le donne. Lâamour nâest rien dâautre quâun rêve. Parfois tu meurs à cause de lâamour ou à cause des rêves, parfois pas. Mais à les repousser, à faire comme sâils ne te tordaient pas les entrailles, tu vis pire que la mort. Tu vis comme des louft menchn qui errent jusquâà la fin des temps⦠Apron est un homme bien, Marina Andreïeva. Nâécoute pas ceux qui prétendent le contraire. Et il tâattend⦠Aïe, aïe, bien sûr quâil ne me lâa pas dit. Mais je le sais.
Â
Tard ce soir-là , alors que la nuit était tombée depuis longtemps, Marina sâapprocha du bâtiment de lâhôpital. Câétaitlâun des rares à conserver une lumière allumée sur son porche. Apron vivait dans les chambres au-dessus de la pharmacie. Il mit longtemps à descendre ouvrir. Marina claquait des dents quand il la découvrit. Il la souleva de la neige pour lâemporter dans la chaleur, tandis quâelle disait :
â Tu peux me donner des ennuis. Ãa nâa pas dâimportance.
Washington, 24 juin 1950
147 e audience de la Commission des activités anti-américaines
Depuis un moment elle avait joint les bras sur sa poitrine, les mains reposant sur ses épaules. Une curieuse posture. Comme si elle tentait de sâenlacer elle-même. Elle parlait les paupières presque closes, un sourire flottant sur ses lèvres. La mine dâune enfant se souvenant dâune bonne plaisanterie.
â Et voilà , dit-elle en relevant le visage et en décroisant les bras.
Un souffle de silence, puis le grand front de Mundt se plissa.
â Voilà quoi ?
â Nous sommes devenus amants, Michael et moi. Vous nâespérez pas que je vous donne des détails, monsieur ?
Le double menton de Wood tressauta. Jâentendis le gloussement de Shirley et de sa collègue tapant la réplique sur leurs machines. Mundt rougit jusquâaux oreilles. Cohn ne quitta pas son air agréable pour demander :
â Et ensuite ? Ce Levine sâest-il opposé à votre relation ?
â Il lâignorait. Comme les autres. Jâétais prudente, et Michael encore plus que moi. On ne se voyait jamais en plein jour. à part la première fois, on se retrouvait toujours au théâtre. Une idée de Michael.
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