L’Inconnue de Birobidjan
encore ici, alors que tous nos hommes sont dans la boue et le gel devant les Boches ?
â Si.
â Protektsia⦠Un de ces jours, ton camarade directeur deviendra un héros du Parti et il fera la pluie et le beau temps dans la région.
â Quâest-ce quâils ont contre le docteur ? Il soigne, il fait fonctionner lâhôpital⦠Il aide, ici. Que lui reprochent-ils ?
â Ne sois pas naïve. Il y a quelques années, quand quelquâun leur déplaisait, ils lâaccusaient dâêtre un menchevik, un traître à la Révolution, un ennemi du peuple. Câest ce quâils ont fait avec Moïsche⦠Aujourdâhui, la mode est aux espions. Et un Américain, quâest-ce quâil fabriquerait ici, sâil nâétait pas espion ?
Marina se tut. Beilke avait raison.
Après un moment de silence, Beilke, cherchant de nouveau la main de Marina, chuchota :
â Fais attention. Grand-maman Lipa se fait du souci pour toi. Et moi aussi. On tâaime bien.
Beilke se releva. Marina grimaça. Les larmes gonflèrent brusquement ses paupières.
â Tu crois que câest possible, Beilke ? Il pourrait être un espion ?
â Pourquoi pas ? Tout est possible.
Beilke eut un grognement ironique et baissa encore la voix.
â Mais alors le Parti se trompe quand il répète que tous les espions ressemblent à de la vermine à face de rat.
Marina sourit. Les chaussons de Beilke frôlèrent le plancher en direction de la porte.
â Beilke ?
â Oui ?
â Et sâil était trop tard ? Si je veux quand même lâaimer ?
Le silence fut si intense que Marina se demanda si Beilke nâétait pas déjà sortie de la chambre. Puis, dans un souffle, elle entendit :
â Que Dieu te protège, sâIl existe.
Â
Contre toute attente, Levine ne fit aucune allusion à lâAméricain, ni le lendemain ni les jours suivants. Pris par de nombreuses réunions au comité, il se montra peu au théâtre.
Quant à Apron, Marina apprit par Nadia quâil était parti pour le grand kolkhoze Waldheim, où quelquâun sâétait gravement blessé. Le kolkhoze nâétait quâà trente kilomètres au sud-est de Birobidjan. Avec la neige, il fallait presque une journée pour lâatteindre et, une fois arrivé, Mister Doctor Apron avait fait savoir par la ligne de téléphone des gardes de lâArmée rouge quâil serait absent pour une bonne semaine. Marina se mit au travail avec Anna et Vera. Les deux actrices lui apprirent quelques rôles célèbres du répertoire : Sarah , La Fille de Tévyé , La Hannoukia , Le Couple heureux , adaptés des contes de Peretz, Adam et Ãve , Rivelé-la-Sucrée , La Dame voilée , de Cholem Aleikhemâ¦
Câétaient de longues journées de travail qui se poursuivaient encore avec les leçons de yiddish de Grand-maman Lipa. Marina en sortait épuisée et satisfaite. Durant ces heures, elle ne pensait pas à Apron. Son visage, son grand corps, cette manière quâil avait eue de lâenlacer pour danser ne la hantaient plus que la nuit. Elle pouvait se retenir de demander à Nadia sâil était revenu du kolkhoze. Et, quand Levine passait au théâtre, il la trouvait travaillant avec les autres actrices, Vera le rabrouant chaque fois pour quâil ne les dérange pas.
Puis, une dizaine de jours après la fête de la victoire de Stalingrad, alors que Marina répétait inlassablement le texte de La Dame voilée , essayant dâaméliorer sa prononciation, Iaroslav, le vieil acteur, vint sâasseoir près dâelle avec une tasse de thé.
â Aïe aïe aïe, ma fille, je crains que tu te donnes beaucoup de mal pour rien.
â Pourquoi ?
â Mauvaise rumeur. Mauvaise intuition. Le temps est compté avant quâon nous interdise de jouer en yiddish.
â Câest vrai ?
â Non, pas encore vrai. Mais le monde est plein de mauvaises rumeurs, nâest-ce pas ? Et des plus terribles que ça.
Iaroslav tira une longue pipe de la poche de la robe de chambre quâil ne quittait plus dès quâil entrait dans le théâtre. Il la bourra lentement, jeta de petits coups dâÅil à Marina.
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