L’Inconnue de Birobidjan
Il y eut des rires, des applaudissements. Le large visage de la politruk rayonnait de bonheur.
Lâair glacé transportait loin la musique. Les goyim encore massés devant le bâtiment du comité furent là en quelques minutes. Une vingtaine de jeunes hommes apparut. De très jeunes garçons dont on devinait à peine les visages sous les casquettes. Guita se précipita vers eux, se retourna, agita ses moufles pour que Nadia la rejoigne.
Marina proposa :
â Va avec eux.
â Non, non !
Marina interrompit leur danse.
â Ne sois pas sotte. Va danser avec un garçon.
â Grand-maman Lipa et Beilke vont me faire une scène terrible.
â Je dirai que câest ma faute.
Elle regarda Nadia rejoindre Guita, qui dansait déjà . Lorsquâelle se retourna pour regagner lâintérieur du théâtre, il fut là . Devant elle.
Elle eut un sursaut, comme devant une apparition. Pendant les discours, elle avait cherché à lâapercevoir dans la salle. Il avait disparu. Rien dâétonnant. Pourquoi un Américain aurait-il eu la patience dâécouter ces discours ?
Et il était là . Serré dans son grand blouson de cuir doublé, une drôle de casquette à large visière sur la tête.
Il était revenu pour elle. Elle le devina au premier regard.
Il était assez près pour quâil puisse tendre les bras, saisir sa taille dans ses mains gantées de cuir.
Il lâattira contre lui. Elle se laissa aller, résistant seulement pour laisser un peu dâespace entre leurs corps.
Quâils soient sous les yeux de Levine et de la politruk Zotchenska, à peine à dix ou quinze mètres dâeux, elle lâavait oublié. Ãa ne comptait plus.
Ils commencèrent à tournoyer. Un même mouvement, très simple, très naturel. Les bottes se frôlant dans la neige. Soulevant leurs ombres au rythme dâun unique balancement. Apron connaissait bien les valses yiddish, elle nâeut quâà se laisser guider. Câétait un bon danseur, même dans ce froid.
Dâabord, ils évitèrent de se parler et même de croiser leurs regards. Autour dâeux, au contraire, tout le monde les observait.
Marina voulut lâignorer. Elle baissa les paupières, pesa un peu plus contre la main qui la soutenait. Leurs hanches se frôlèrent à travers les épaisseurs de vêtements. Puis demeurèrent closes, imprimant lâélan des voltes, les ralentissant, les relançant. Ils ne sentaient plus le froid. Leurs corps enlacés formaient une bulle invisible où le gel ne pénétrait plus.
Marina tressaillit quand il déclara :
â Depuis lâautre jour, jây ai pensé. Tous les jours, je me suis demandé.
Elle nâétait pas certaine de comprendre ses mots. Elle le dévisagea, la tête rejetée en arrière.
Elle finit par dire :
â Oui ?
Il sourit. Un faux sourire. Ses yeux étaient tristes.
Elle comprit quâil avait le même désir quâelle. Lâattirer tout contre lui, poser ses lèvres sur les siennes. Oublier ce qui les entourait. Le froid, la guerre, Birobidjan, ceux qui les scrutaient.
Peut-être lâauraient-ils fait si la musique nâavait cessé.
Marina fit un pas en arrière, mais Apron garda sa main dans la sienne. De sâêtre écartés, ce fut comme si le froid sâabattait entre eux. Marina frissonna. En tournant la tête, elle vit Levine les observer. Son beau visage aussi dur que legel. Il avait ôté le châle de ses épaules, le tenait à la main, bravant le froid. La Zotchenska nâétait plus à côté de lui. Elle parlait avec les musiciennes et les faisait lever. Levine tourna brusquement les talons et sâengouffra à son tour dans le hall.
Apron serra la main de Marina à travers leurs gants avant de la lâcher. Il murmura :
â Il faut faire attention au camarade Levine. Je vais vous donner des ennuis. Ce nâest pas la peine.
Il lui tourna le dos et sâéloigna. Sidérée, Marina le suivit des yeux pendant quâil traversait le parvis à grands pas. Elle nâen était pas certaine, mais lâAméricain paraissait avoir prononcé ces derniers mots avec un parfait accent russe. Ou bien lâavait-elle cru parce quâil nâavait que
Weitere Kostenlose Bücher