L’Inconnue de Birobidjan
bonheur ?
Â
La veille de la fête, Apron nâétait pas de retour, et Birobidjan luttait déjà contre les moustiques. Dans toutes les habitations on barricada les fenêtres avec des moustiquairessoigneusement réparées durant lâhiver. Et, comme toutes les femmes du bourg, Grand-maman Lipa sortit des pots de poudre de citronnelle quâelle malaxa longuement avec du beurre rance jusquâà obtenir une crème souple et terriblement malodorante. Lorsque Beilke lui proposa de sâen enduire, la grimace écÅurée de Marina provoqua les rires.
â Les moustiques détestent ça encore plus que toi.
â Câest répugnant. Je ne peux pas aller au théâtre en puant comme ça !
â Dâici peu tu nâauras pas le choix, ma fille. Les moustiques ou puer comme une vieille chèvre.
â Tu ne pourras pas résister, promis Beilke.
â Et au théâtre, personne ne sâen formalisera : ils sentiront encore plus mauvais que toi.
â Sais-tu comment ils appelaient ça, autrefois ? La pommade contraceptive de Birobidjan !
â Nadia !
â Ne fais pas la prude, Grand-maman Lipa ! Tu mâas raconté bien pire.
â Dâautant que ce nâest pas vrai, sâamusa Beilke. Homme ou femme, dans quinze jours, tout le monde empestera comme une étable. Et on ne sâen rendra plus compte.
Au théâtre, Vera et Guita arrivèrent elles aussi avec leur onguent rance. Anna Bikerman avait ajouté à sa composition un pot-pourri de pétales. Lâodeur, alourdie dâun pesant parfum de fleurs suries, nâen était que plus puissante. Ce que Vera ne manqua pas de souligner. Anna approuva :
â Tu as raison. Ãa pue toujours. Mais différemment.
Ce même matin Iaroslav les rejoignit avec, pour la première fois depuis des semaines, un sourire aux lèvres.
â Je sais comment nous allons jouer Tévyé   !
Vera allait se moquer, mais Iaroslav posa un doigt sur ses lèvres.
â Chutâ¦
Sans un mot, il repoussa les chaises du foyer, saisit la main de Marina et commença lâune des scènes quâils avaient répétées tant de fois. Tévyé venait dâapprendre que sa fille adorée,Tzeitel, refusait le fiancé sérieux quâil lui avait choisi pour un étudiant à la tête bourrée de rêves absurdes. Devant lâobstination de Tzeitel, Tévyé passait de la colère à lâincompréhension, des câlins aux menaces, des suppliques à une nouvelle fureur. Câétait lâune de ces scènes adorées par les acteurs qui leur permettaient de montrer toute lâétendue de leur art.
En quelques secondes Iaroslav tira des sourires à ses vieilles comparses. Le silence magnifiait sa gestuelle et ses expressions. Marina se fit vite complice. Lâexpérience de cette « technique du silence » quâelle avait répétée seule sur la scène à son arrivée payait enfin. Sans effort, elle se glissa dans le mime que contrôlait si bien Iaroslav.
Guita, ravie, fut la première à applaudir :
â Iaroslav, tu es notre génie ! Quelle merveilleuse idée !
Anna sâeffraya :
â Jouer toute la pièce en mime ?
â Exactement. Pas de yiddish, pas de russe non plus.
â Iaroslav, personneâ¦
â ⦠ne va comprendre ? Allons, Vera ! Il nây a pas une âme dans Birobidjan, à part les nouveau-nés, qui ne connaisse cette pièce.
â La pièce, oui, mais pas lâadaptation de Metvei.
â Et tu y vois un inconvénient ?
â Il nâacceptera jamais.
â Alors, nous lui laisserons le choix. Le camarade directeur dira son texte. Nous, nous resterons muets.
â Iaroslav, Metvei est en scène presque uniquement avec Marina. Il la forcera à lui donner la réplique.
â Marina ? Quâen penses-tu ?
â Que je serai très soulagée de ne pas prononcer mes tirades en russe. Si vous jouez en mime, pourquoi devrai-je dire mes dialogues⦠Sans compter que câest Metvei qui mâa fait travailler la technique du silence dès mon arrivée.
â Eh bien voilà  : décision adoptée à lâunanimité. Je vais voir Metvei. Lui qui
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