L’Inconnue de Birobidjan
première fois, Marina découvrit la terre sombre et boueuse des rues de Birobidjan. Les jardins réapparurent, les isbas reprirent des couleurs, tout paraissait plus vaste, plus espacé et, partout, les constructions inachevées cessaient dâêtre des formes dépourvues de sens pour devenir des murs, des pignons, des morceaux de charpente.
Au lieu de se cacher dans le théâtre, Marina et Apron se retrouvèrent un jour dans une cabane de pêcheur queMichael avait repérée au bord de la Bira, à lâécart de la ville. La température ne dépassait guère zéro, mais Apron sâétait muni des épaisses couvertures de bivouac quâil emportait dans ses expéditions. Ãtre blottis dessous à sâembrasser et à se caresser était comme un jeu dâenfant. Le sable amolli de la rive possédait la douceur dâune couche. Le bruit du fleuve était entêtant. De temps à autre, ils percevaient le choc des gros glaçons emportés par le courant. Pour quelques heures, ils purent se croire seuls au monde, projetés sur un fragment de planète.
Avant quâils se séparent, Apron annonça à Marina quâil quitterait Birobidjan dès lâaube pour visiter les hameaux et les kolkhozes de la frontière, Marsino, Pompejevka, les fermes des marais de la Bidjan, des familles quâil nâavait pu atteindre de tout lâhiver.
â Tu vas manquer la fête ?
â Non. Je serai de retour à temps. Promis ! Mais je dois y aller. Ces pauvres gens nâont pas vu de médecin depuis quand ? Novembre ? Une femme était enceinte à Bidjan. Quâest-elle devenue ? Et le bébé ? Je dois savoir.
â De toute façon, il vaut mieux quâon ne se voie pas, en ce moment.
â Ah oui ? Pourquoi ?
Marina se laissa aller à plat dos, écouta un instant le fleuve. Sous les couvertures, le corps dâApron brûlait contre son flanc, mais le froid serrait déjà ses tempes. Elle hésita. Si elle devait révéler la vérité, câétait maintenant.
Elle se contenta dâenlacer Apron, de nicher sa bouche dans sa nuque pour chuchoter :
â Je crois que Metvei se doute de quelque chose. Pour nous.
Apron la serra contre sa poitrine en riant.
â Bien sûr, que Levine se doute !
Marina hésita encore. Pourquoi ne lui avouait-elle pas que Levine voulait lâépouser ? Quâil soupçonnait Michael dâêtre un espion ? Pourquoi le lui cacher ?
Pourtant, elle se tut. Elle lâembrassa doucement, chercha la chaleur de son corps en souhaitant ne penser à rien, mais incapable de fuir la vérité qui lui vrillait la poitrine.
Levine était un serpent. Pourtant, il avait peut-être raison.
Câétait ainsi que progressait la suspicion perpétuelle, partout et pour tous, ici, à Birobidjan, comme dans lâimmense pays courbé sous la folie de Staline. Le doute sâinsinuait dans lâair même que chacun respirait. Le soupçon corrodait les chairs et les émotions. Et nul ne pouvait lui échapper.
Elle ne devait pas y céder. Ne pas jouer avec ce qui paraissait étrange. Ne pas se demander pourquoi Michael partait si souvent dans la taïga. Pourquoi il lui arrivait de parler un russe ou un yiddish très corrects et, lâinstant suivant, de retrouver sa grammaire bizarre et sa prononciation dâAméricain. Pourquoi, comme le prouvaient ses photos, il se déplaçait si loin des hameaux et des kolkhozesâ¦
Mais lâamour, disait une pièce de théâtre quâelle avait jouée un jour, poussait toujours à croire ce dont on devait le plus douter. Son amour pour Michael était le seul antidote au venin de Levine. Au souffle de serpent de Levine quâelle avait perçu sur sa propre bouche et qui la souillait encore.
Une fois de plus elle se tut, chercha le visage dâApron, pressa sa bouche contre la sienne.
Plus tard, Apron murmura :
â Tu as peur ?
â Je ne sais pas. Un peu.
â Levine te menace ?
â Non, pas encore.
â Il te demande quelque chose ?
â Non.
â Tu ne risques rien. Je suis là . Je serai toujours là .
Câétait un mensonge. Mais lâamour ne se nourrit-il pas des petits mensonges qui peuvent prolonger le
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