L’Inconnue de Birobidjan
de la Culture du comité central accompagné des commentaires de la secrétaire Priobine : en ces temps de guerre, lâheure nâétait plus à la défense des origines culturelles dâun peuple ou dâun autre, mais à celle des valeurs qui soudaient partout autour du monde le prolétariat dans sa lutte contre le fascisme. Il nâexistait pas de combat plus urgent ni plus glorieux. Nâétait-ce pas le sensmême des mots du camarade Staline inscrits sur la bannière de Birobidjan :
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La juste cause de lâinternationalisme prolétarien est la cause fraternelle et unique des prolétaires de toutes les nations.
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Chacun comprit à quoi sâen tenir. Les protestations cessèrent.
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Sombres et lâhumeur mauvaise, Iaroslav, Vera, Guita et Anna remontèrent sur la scène pour quelques répétitions en russe. Cela tourna à la bouffonnerie provocante. à bout de nerfs, Iaroslav ou Vera sâinterrompait pour lancer de ridicules tirades de russe mêlé de yiddish. Cela déclenchait des fous rires mais nâeffaçait rien de la tristesse.
Finalement, Vera Koplevna déclara devant Levine que ces répétitions étaient inutiles. Marina nâavait plus à polir son texte en yiddish et, pour le reste, chacun possédait son rôle. Ce serait bien suffisant. Autant sâoccuper dâachever les costumes et les décors qui réclamaient encore du travail.
Levine accepta sans discuter, assez heureux dâéchapper à ces moments pénibles quâétaient devenues les répétitions. Les scènes quâil partageait avec Marina avaient perdu leur naturel. Lâun et lâautre devaient y échanger des promesses dâamour et des suppliques dâaffection. Prononcées en russe, elles devenaient lourdes de double sens, et leur jeu contraint attira les commentaires aigres des vieux acteurs.
Puis, comme si la nature se décidait enfin à faire fondre la glace des malheurs qui pesait sur les épaules de chacun, le printemps arriva dâun coup. Un jour de fin avril, un peu avant le crépuscule, le ciel se couvrit de ces nuées de cendre qui, dâhabitude, annonçaient un surcroît de neige. Pourtant, les quelques flocons qui tombèrent nâétaient quâun mol agrégat de neige fondante. à lâaube, le vent du sud, venu des lointaines plaines de Chine, se leva. Un vent tiède, lourd, continu, aussi étouffant que lâair surchauffé dâune pièce. Il dévala les collines, sâengouffra au ras des cours dâeau gelés,siffla dans les abattis des forêts, claqua les volets et portails des datchas.
Cela dura un, deux, trois jours. La neige commença à craquer plus sourdement sous les pas, à coller aux semelles des bottes. Lâair se gorgea dâodeurs sourdes, humides, du parfum aigrelet des vieilles écorces de bouleau. Les fumées des maisons se rabattaient sur le sol et les poêles tiraient mal. Puis le vent acheva de disperser les nuées. Le soleil apparut entre des nuages de coton qui filaient vers le nord. Le vent faiblit avant de tomber. Le soleil demeura. Les nuits ne produisirent que de petits gels. La débâcle commença.
Dâabord invisible, elle amollit le sol encore caché de la taïga par des milliers de ruisselets qui nâapparaissaient, scintillants et sautillants, quâaux revers des talus. Partout dans les mares, les rivières et les fleuves, des claquements de fouet retentirent. La glace cédait, sâenfonçait dans le tumulte des courants.
Dâun bout à lâautre du Birobidjan se tressa un immense réseau de miroirs liquides. Ici et là sur les pentes, la taïga réapparut, noire et lourde comme une nuit de terre. Dans les forêts, la neige sâécroulait des branches dans des chuchotements humides. Les oiseaux strièrent à nouveau le ciel. Au crépuscule, une buée recouvrit les plis et les replis du Birobidjan comme lâhaleine dâun corps qui revient à la vie. En une semaine, la Bira et la Bidjan grossirent les infinis méandres du fleuve Amour dâune eau grise aux reflets améthyste. Bouillonnante dâécume, elle se mit à rouler dâun bord à lâautre des rives, les creusant, ouvrant des bras, emportant des îlots et rendant le fleuve infranchissable pour un mois ou deux. Pour la
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