L’Inconnue de Birobidjan
aime tant la nouveauté, il va être comblé !
La discussion avec Levine fut houleuse. Pas plus Marina que ses compagnes ne connurent jamais les arguments employés par Iaroslav. Mais le jour de la fête, la surprise des spectateurs fut absolue.
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Comme chaque année, la matinée se déroula en discours, défilés et chants. Après quoi, un grand repas commun servi dans le hall du marché couvert fut encore lâoccasion de nouveaux discours. Pourtant la tristesse pesait sur la fête, assourdissait les rires et les plaisanteries.
La guerre sévissait toujours. Là -bas, à lâautre bout de la Sibérie, sur la Volga, dans les shtetl dâUkraine et de Pologne, dans ces centaines de bourgs et de ghettos dont venait le peuple de Birobidjan, les nazis tuaient à la chaîne, déchiraient, anéantissaient. Et des frères, des amants, des fils, des pères mouraient par millions dans lâeffrayant combat qui ne parvenait quâà peine à contenir cette marée de massacres. Au soir, sur lâesplanade du théâtre, quand viendrait lâheure du bal, une fois encore les femmes de Birobidjan danseraient entre elles, le cÅur envahi par les absents, les morts et les fantômes.
Et cette interdiction dâentendre la pièce de Cholem Aleikhem en yiddish était une humiliation. Dès les premières années de la fondation du Birobidjan, le spectacle du GOSET était devenu la grande réjouissance de lâaprès-midi. Lâorgueil de ce petit peuple juif qui enfin pouvait jouir sans retenue dâêtre lui-même et de posséder une terre, enfin pouvait se délecter de la liberté de jouer, dans sa langue, de son art et dâune mémoire que des siècles de pogroms nâétaient pas parvenus à effacer. Aussi, à chaque 7 mai, la foule se pressait-elle dans le théâtre. La salle nâétait jamais assez grande, on se serrait dans les moindres recoins, les enfants sâentassaient sur les genoux des parents, explosant en rires et en applaudissements.
Cependant, quand les portes du bâtiment sâouvrirent cet après midi-là , personne ne fut surpris par le maigre publicqui sây montra. Les sièges de la salle étaient loin dâêtre tous occupés lorsque Levine prononça son discours. Quand Iaroslav entra sur scène, en coulisse Vera Koplevna serra les poings de rage. Sa sÅur Guita tenta de la calmer tandis quâAnna, dâune main tremblante, saisissait le poignet de Marina.
â Pauvre Iaroslav ! Lui qui a eu tant de succès dans ce rôle. à Varsovie, je lâai vu jouer Tévyé devant des foules. Et il sâobstine. Il croit encore que son mime va arranger les choses⦠Quel désastre !
Anna se trompait.
Les rires jaillirent dès la première scène. Des enfants furent envoyés pour prévenir ceux du dehors quâil se passait un événement extraordinaire. La salle se remplit bientôt. Iaroslav et Vera sâinterrompirent. Toujours muets, ils attendirent que le public prenne place avant de reprendre leur duo. Bientôt, on vit les lèvres des spectateurs bouger. Prononcer en silence les phrases quâils nâentendaient pas. Iaroslav avait eu raison. Qui ne les connaissait pas ?
Levine apparut. La salle résonna soudain de ses répliques en russe. Il y eut une seconde de stupeur. Puis un énorme éclat de rire. Des applaudissements à tout rompre. Personne ne douta que câétait une astuce de mise en scène. Levine, la surprise passée, sâen tira très bien. Il se mit à déclamer avec outrance, caricatura ses personnages devant Marina, la « fille de Tévyé », belle, aimante et silencieuse.
Une ovation emporta la fin de la pièce. Iaroslav, Vera, Guita, Anna, Marina et Levine, dans un unique enlacement, saluèrent le public dix, vingt fois. Et lorsque les klezmorim entamèrent les complaintes des violons, tout le monde fut debout, chantant, les yeux embués par lâémotion.
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Cent fois, durant ce jour, Marina avait cherché la haute silhouette dâApron. Elle ne la découvrit nulle part. Il nâapparut pas dans la foule qui écoutait les discours, pas au repas, ni dans le théâtre ou après le spectacle, auquel il nâavait pas assisté.
Tout au long du jour, lâinquiétude de Marina ne
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