L’Inconnue de Birobidjan
cessa de croître. Plus les heures passaient, plus la peur et les questions lui brûlaient la gorge.
Quâétait-il arrivé ? Apron avait promis dâêtre de retour, et jusque-là il avait tenu ses promesses.
Pourtant elle ne montra rien de sa frayeur et se mordit la langue plutôt que de poser la moindre question sur lâAméricain.
Alors que le crépuscule approchait, lâangoisse commença à déverser sur elle des images dâépouvante. Michael avait-il eu un accident ? Il pouvait être blessé ou perdu dans la taïga. Avait-il été imprudent ? Sâétait-il fait emporter par lâune de ces crues terrifiantes qui pouvaient détruire une maison ? Ou sâétait-il mis en danger sur la frontière ? Levine avait-il quelque chose à voir avec son absence ?
Levine qui, tout le jour, lui avait accordé une attention soutenue. Lâavait fait applaudir à la fin du spectacle, sâétait à nouveau fait photographier avec elle pour le journal. Un Levine qui ne faisait aucune allusion à sa propositionâ¦
Levine le patient, Levine le parfait.
Trop parfait ?
Lorsque le bal commença, Marina ne parvint pas à donner le change, usée de trop sourire, de répondre gentiment aux compliments, de promettre quâon rejouerait bientôt la pièce en mime, oui, oui, dès que Levine reviendrait de Moscou⦠Car à présent tout Birobidjan savait que le camarade directeur monterait dès le lendemain dans le train qui le conduirait jusquâau Kremlin. Et oui, avait-elle encore répété, la glace du mensonge dans la gorge, oui, en effet, ils formaient un beau couple. Mais seulement sur scène, nâest-ce pas ?
Et les femmes qui lâécoutaient riaient en clignant des yeux.
Pour consumer sa peur, incendier la sottise de ces mots et mater la panique qui lui dévorait les nerfs, elle but. Un verre après lâautre, avalant le feu translucide de la vodka. Jusquâà ce que lâivresse lâoblige à sâasseoir sur un banc. Au moins, cela lui permit de refuser les danses et de sâabrutir dans la seule contemplation des couples tournoyant et sautillant au rythme infatigable des violons.
Un instant, elle rêva quâApron apparaissait dans la foule des danseuses. Il lui faisait signe. Il riait de la trouver dans cet état. Puis ils dansaient comme ils avaient dansé la première fois.
Non, pas comme la première fois. Différemment.
Comme des amants dont les lèvres ont déjà baisé chaque parcelle de la peau aimée.
â Marina ? Quâest-ce quâil tâarrive ?
Ce nâétait pas Apron qui sâaccroupissait devant elle et lui prenait la main, mais Levine. Noyée dans son rêve, elle ne lâavait pas vu approcher. De lâindex, il cueillit lâhumidité de ses larmes au bas de sa joue.
â Pourquoi pleurer ? Tu as magnifiquement joué !
â Je ne pleure pas. Câest la vodka.
Elle chercha un coin de son châle, sâessuya les joues.
â Jâai trop bu ! Trop bu !
Levine rit, enveloppa Marina de son châle avec des gestes doux, tendres. Levine le parfait.
â Le mime de Iaroslav était une bonne idée. Mais nous deux, toi en mime et moi en déclamation, câétait encore mieux.
Marina opina. Oui, ils avaient bien joué. Câétait vrai. Levine sâétait montré à la hauteur. Il fallait le reconnaître.
Il sâinquiéta encore :
â Tu es sûre que ça va ?
â Juste le contrecoup. Trop longtemps sans avoir un public. Le tracâ¦
â Tu ne lâas pas montré.
Levine lui caressa la joue, frôla sa bouche. Elle voulut détourner le visage mais sa tête dodelina, sâappuya un peu plus contre la paume de Levine. Lâeffet de lâalcool. Levine sourit. Levine le tendre.
La musique, les rires devenaient bruyants autour dâeux. à la fin du jour, le désir de sâamuser avait vaincu la tristesse de Birobidjan.
Marina devina les coups dâÅil autour dâeux. Un ricanement désabusé sâétouffa dans sa poitrine. Tout le monde voyait Levine prendre soin dâelle. Pas de doute quâil voulait quâil en soit ainsi. Avant son départ, chacun, à Birobidjan, devait savoir que Marina Andreïeva
Weitere Kostenlose Bücher