L’Inconnue de Birobidjan
étreinte.
â Marinaâ¦
Elle lui échappa, presque dégrisée. Repoussant vite le portail. Chancelant jusquâau seuil tandis que Levine, dans son dos, criait quâil reviendrait de Moscou sans avoir changé dâavis.
â Et quand je connaîtrai tout de toi, je ne changerai pas dâavis non plus !
Â
Au milieu de la nuit, Marina se réveilla en sursaut, déchirant un mauvais rêve qui lui échappa aussitôt. Ses tempes battaient, sa bouche semblait remplie de sable. Elle gémit, tenta de se redresser. Une main se posa sur son front, y pressa une compresse tiède.
â Doucementâ¦
Marina cria, se réveilla pour de bon. Elle agrippa le poignet qui tenait la compresse et reconnut sous ses doigts les os durs, la peau fripée, chuchota :
â Grand-maman Lipa ?
â Pour une actrice, tu ne tiens pas la vodka, ma fille.
Marina soupira, sâabandonna contre lâoreiller. Dans lâombre de la chambre, elle devinait à présent la vieille silhouette assise sur son lit. La caresse de la compresse lui fit du bien, ralentit le roulement de tambour dans ses tempes.
â Merciâ¦
â Tu as vomi dans lâentrée. Je nâaurais pas cru ça de toi.
â Désolée.
â Tu peux.
Le ton de Grand-maman Lipa démentait la rudesse de ses mots. Peut-être même souriait-elle. Elle ôta sa main du front de Marina, attrapa quelque chose sur le plancher.
â Bois.
Un verre buta contre les doigts de Marina.
â Quâest-ce que câest ?
â Bois.
Marina porta le verre à ses lèvres. Le souvenir du baiser de Levine et de la disparition dâApron lui revinrent à lâinstant où Grand-maman Lipa disait :
â LâAméricain, le Mister Doctor Apron, comme lâappelle Nadia, il est arrivé dans sa camionnette après minuit. Avec une brave femme et son fils amputé dâune jambe. Le pauvre gars a sauté sur une mine des Japonais en pêchant au bord de lâAmour. LâAméricain lâa ramené jusquâici parce quâil ne pouvait pas le soigner là -bas. à cause du risque de gangrène. Il a conduit pendant deux jours sans dormir et en sâarrêtant tout le temps pour que le garçon ne se vide pas de son sang. Et une fois ici, il lâa opéré sans même se reposer. Tout le comité est allé le féliciter. Même la Zotchenska.
Grand-maman Lipa eut un petit rire avant de se relever.
â Bon, maintenant que tu sais, tu vas pouvoir dormir. Pleurer et se saouler, quand on est amoureuse, ça fait du bien, mais pas autant que dormir.
Â
Le lendemain de la fête, le Birobidjanskaya Zvezda , qui depuis avril paraissait sans son doublon yiddish, publia les discours prononcés la veille. Ils étaient illustrés de nombreuses photos des orateurs et du bal. En dernière page, un bref article saluait la courageuse conduite dâApron. Bravant un champ de mines japonaises vicieusement enterrées sur la rive de lâAmour, le médecin américain avait sauvé dâune mort effroyable un garçon de seize ans, Lev Vatroutchev.
Le jour suivant, le Birobidjanskaya Zvezda publia de nouveaux commentaires sur la fête. Quatre pages étaient dévolues à la troupe du GOSET et à son interprétation révolutionnaire de Tévyé . à la une, radieux sur le devant de la scène, Levine brandissait victorieusement sa main nouée à celle de Marina. Dans un entretien il expliquait la modernité et le sens profondément politique de son travail. Il annonçait également son voyage à Moscou, où il était convoqué « par les plus hautes autorités du département de la Culture du comité central ». En dernière page, un petit portrait de la mère du jeune amputé côtoyait un article où elle racontait comment Apron avait dû, sur le plateau même de sa camionnette, scier la cuisse de son fils et, durant toute une nuit, combattre lâhémorragie. Lâarticle précisait que le garçon, veillé sans relâche par lâéquipe médicale de lâhôpital, demeurait entre la vie et la mort.
Il en fut ainsi pendant une semaine. Chaque jour, le Birobidjanskaya Zvezda délivrait quelques informations sur lâétat de santé du garçon. Finalement, un gros
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