L’Inconnue de Birobidjan
Objectif : quatre spectacles par mois jusquâen octobre. Tout le monde voulait que la troupe reprenne Tévyé . Il nâen était pas question en lâabsence de Levine.
â Je vais leur proposer le spectacle que nous avons joué à Khabarovsk avec Vera, Guita et Anna. Très yiddish. Ils vont exiger que nous le jouions en russe. Nous allons donc nous disputer longtemps.
Iaroslav vida sa pipe dans le cendrier avec un sourire gourmand.
â Et moi ? demanda Marina.
â Oui, toiâ¦
Il lâobserva avec ce même regard quâil avait dans cette scène de Tévyé où il lui annonçait quâelle devrait bientôt prendre un paysan pour mari.
â Que penserais-tu dâaller te promener dans la taïga ?
â Iaroslav !
â Je ne plaisante pas.
Il lui rappela que lâun des devoirs du GOSET consistait à porter la culture yiddish jusque dans les hameaux, les kolkhozes et même les garnisons éparpillées sur la frontière, tout au long de lâAmour.
â Autrefois, à la bonne saison, la troupe entière se déplaçait dâun bout à lâautre de la région. On nous appelait le GOSET itinérant. Câétait magnifique. Un vrai bonheur, malgré les moustiques. Bien autre chose que dâêtre là , sur la scène.
â Moi toute seule ?
â Pourquoi pas ? Tu peux assurer un parfait spectacle : conte, mime, chant, danse⦠des improvisations, tout ce quâil te plaira. Tu trouveras partout des klezmorim pour tâaccompagner. Personne ne tâinterdira le yiddish. Seuls les spectacles de troupe sont interdits en yiddish, pas les petites soirées de conteuse dans des isbas perdues au cÅur de la taïga⦠Quâen dis-tu ?
â Je ne sais pasâ¦
â Tu as peur des moustiques ?
â Nonâ¦
â Anna tâoffrira un de ses pots de crème à faire fuir les putois. Il sâagirait de partir une dizaine de jours, de revenir une semaine, puis de repartir⦠Rien de très rigide. à lâoccasion, tu pourras aussi aider aux travaux des kolkhozes, ce sera apprécié. Et les rives de lâAmour sont splendides en été. Là où les Japonais nâont pas enterré de bombesâ¦
â Tu te moques de moi, Iaroslav.
â Pas une seconde. Tu ne connais rien de la campagne, câest vrai. Mais ces paysans ne sont pas des monstres. La plupart sont juifs. Il y a quelques Mandchous.
Les yeux de Iaroslav pétillaient. Marina ne parvenait pas à le prendre au sérieux. Elle finit par objecter :
â Et comment vais-je me déplacer, pour ces tournées ?
â Voilà une bonne question !
Il posa la paume de sa main sur la page du Birobidjanskaya Zvezda , recouvrant la photo du jeune amputé.
â Et si tu accompagnais notre docteur américain dans ses grandes tournées ? Il a une superbe camionnette et tout ce quâil faut pour transporter une petite malle dâaccessoires et de costumes, non ?
Marina se figea.
â Tu es fou !
â Pourquoi ?
â Tout le monde va penserâ¦
â Tout le monde pense déjà . Quelle importance ?
â Câest impossible.
â Tu te trompes, Marinotchka. Nâas-tu toujours pas appris comment cela fonctionne, chez nous ?
Iaroslav sâinclina par-dessus la table et chuchota :
â Que des amants se retrouvent en secret est une faute grave. Quâils profitent de la vie en Åuvrant pour le bien de notre grande nation, câest une preuve de bonne santé. Nâoublie jamais la règle numéro un de notre vaillante nation : tu ne dois rien cacher ! Surtout pas ce que tu veux cacher.
Marina voulut protester. Iaroslav posa ses mains sur les siennes.
â Ãcoute-moi. Désormais, Apron est un héros du Birobidjan. Ses visites dans la région sont devenues de la propagande pour le comité. Metvei ne sây opposera pas : il ne sera pas de retour avant des mois. Et la Zotchenska sera ravie que tu tâintéresses à quelquâun dâautre quâà son chéri.
Iaroslav se renfonça sur son siège. Ses joues brillaient de plaisir.
â Jâai déjà le slogan pour le comité : Culture et médecine, les armes du peuple de Birobidjan dans la
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