L’Inconnue de Birobidjan
tout. Tu apprendrasâ¦, avait dit Mikhoëls. Tu deviendras une comédienne juive qui sait se moquer dâelle-même. Une comédienne dont on sera fiers. Voilà le prix à payer pour faire partie de la famille. Câest tout ce qui compte. »
Nâétait-ce pas ce qui était en train dâadvenir ? Nâétait-ce pas ça, la seule vérité ?
Marina Andreïeva Gousseïev était lâépouse de Michael Apron devant le Dieu des Juifs. Il nây avait pas dâautre vérité.
Elle serra plus fort le papier du rabbin dans sa main. Si elle lâavait pu, elle lâaurait incrusté dans sa paume. Et ce soir-là quand, pour la première fois depuis leurs épousailles, ils firent lâamour silencieusement dans la petite chambre de lâisba mise à leur disposition, elle ne desserra pas son poing qui retenait encore la bande sacrée.
Â
Durant la semaine qui suivit, comme lors de toutes les tournées précédentes, Marina et Michael visitèrent hameaux et garnisons. Partout Apron était attendu avec impatience, soignait, rassurait, délivrait des drogues, des pommades, du soulagement. Partout, Marina recevait le même accueil excité et joyeux. Quelques-uns remarquèrent dâinfimes changements dans son jeu ou ses mimes, un peu plus graves. Quelque chose de lâinsouciance de lâété sâétait envolé. Cette légère mélancolie ne diminua pas lâémotion des spectacles et, à chaque adieu, on lui fit promettre de revenir aux beaux jours de lâannée suivante.
Sur la route du retour, il leur fallut rester deux journées de plus que prévu à Babstovo, leur dernière étape, un hameau dâune cinquantaine de maisons. Des frères avaient attrapé la fièvre des marais. Apron ne voulait pas partir avant de la voir baisser.
Ensuite, ils empruntèrent les petites pistes à travers la taïga pour rejoindre leur isba de la forêt et vivre enfin leur vraie lune de miel. Le temps était à nouveau beau. Le vent séchait la boue des routes, purifiait lâair redevenu aussi transparent que le verre brisé sous le talon de Michael dans la synagogue.
Il restait une bonne heure de jour quand ils sâenfoncèrent dans le chemin menant à lâisba. Apron coupa le moteur de la ZIS, attira le visage de Marina. Il lâembrassa en murmurant :
â Attends. Le marié doit franchir le seuil de la maison en portant sa bien-aimée.
Il sauta hors de la camionnette, la contourna. Marina ouvrit la portière en riant, retint la nuque de Michael pour un nouveau baiser. Ils nâentendirent pas la porte de lâisba sâouvrir, seulement le cri :
â Apron !
Ils se dénouèrent avec un sursaut.
â Apron, ne bouge pas !
Levine était sur le seuil, un rictus aux lèvres, la haine dans les yeux. La politruk Zotchenska surgit à son côté, un pistolet braqué sur Apron. Elle ordonna :
â Les mains sur la tête !
Marina descendit de la ZIS, agrippa le blouson dâApron qui levait les bras.
â Metveiâ¦
Zotchenska hurla :
â Ãcarte-toi de lâAméricain, camarade Gousseïeva !
Lâarme trembla dans son poing. Apron fit un pas de côté. La politruk cria encore :
â Ne bouge pas !
Marina chuchota :
â Michael !
Un bruit de moteur résonna dans la forêt, des soldats apparurent sur le pourtour de la clairière. Deux fourgons aux flancs marqués du sigle du NKVD vinrent bloquer la camionnette. Levine et la Zotchenska sâapprochèrent. Marina se mit devant les soldats, hurla :
â Non ! Pourquoi ?
Ils la repoussèrent contre la ZIS. Elle sâappuya à la portière pour ne pas tomber, la bouche ouverte, gémissante. Levine lâobserva, tendit la main pour lui saisir le bras. Elle lui échappa, voulut encore repousser les soldats. La Zotchenska la gifla. Des soldats la ceinturèrent. La Zotchenska frappa encore, cette fois du plat de son arme. Le coup tira à Marina un cri de douleur. Elle sâécroula dans lâherbe, sâobligea à garder les yeux ouverts pour voir les soldats pousser Apron dans lâun des fourgons. Un officier lança des ordres. Des soldats grimpèrent au côté dâApron et refermèrent les portes du
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