L’Inconnue de Birobidjan
quelques choux et des pommes de terre de la terre à demi stérile et y faire paître quelques vaches, parfois des chèvres.
Les visages, les corps étaient usés, mais le désir de vivre tenace. Tous connaissaient Apron. Dès que la ZIS sâimmobilisait, les enfants lui sautaient dans les bras en criant « Dokter, dokter !  ». Le rituel des salutations commençait. Les hommes nâavaient de cesse quâil examine leur bétail. Les femmes se rassemblaient autour des fourneaux. Marina fut dâabord tenue à lâécart. Elle sentait encore trop la ville, le raffinement inaccessible. Puis il y eut lâémotion des contes, le rire des mimes. Les enfants en redemandaient. Les vieilles lui caressaient le bras, la remerciaient avec des regards perdus, noyés par une joie oubliée, limpide, qui dépliait les rides et effaçait la fatigue pour quelques heures.
Dans les garnisons face aux fortins japonais de la frontière mandchoue, Marina incarna les rêves des soldats qui périssaient dâennui. Les officiers se disputèrent lâhonneur dâêtre à son côté pour des repas où lâalcool enflammait les cÅurs. Les chants duraient jusquâau matin. Il lui fallait se défendre des avances de plus en plus lourdes. Elle y gagna une réputation de femme inaccessible qui accrut encore son prestige. De tournée en tournée, lâimpatience de sa venue grandissait. Certaines garnisons construisirent des scènes pour son seul spectacle. Des soldats musiciens se mirent à lâaccompagner tandis quâelle chantait de vieilles ballades. Elle se piqua au jeu, apprit celles quâelle ignorait, surprit à chaque retour avec un spectacle neuf.
Apron nâétait pas autorisé à pénétrer dans les enceintes militaires. Il disparaissait avec la ZIS le long du fleuve, allait « chasser des photos », disait-il.
Lorsquâils se retrouvaient, après les interminables adieux des officiers, la camionnette sâéloignait, roulait sur les pistes sableuses assez longtemps pour être hors dâatteinte des longues vues des fortins. Puis Apron immobilisait la ZIS, et le bonheur recommençait.
Cela dura tout lâété. Le succès des tournées devint tel que le comité pria Marina dâassurer les mêmes spectacles au théâtre lors des semaines quâelle passait à Birobidjan. Apron et elle prenaient alors soin de demeurer à distance lâun de lâautre. Ensuite, à chaque départ, ils disparaissaient dans leur isba cachée aussitôt après avoir quitté Birobidjan.
â Nous avons inventé la lune de miel éternelle, disait Apron.
Â
à la fin septembre, Levine était toujours retenu à Moscou. Le Birobidjanskaya Zvezda annonça sa nomination comme représentant de lâoblast de Birobidjan au congrès des peuples dâOrient de lâURSS. Personne, ni au comité ni au théâtre, ne put cependant apprendre la date de son retour.
Deux semaines plus tard, au début dâoctobre, alors que les nuages charriant la première fraîcheur de lâhiver descendaient de la grande Sibérie, Apron et Marina quittèrent Birobidjan pour leur dernière tournée commune. Déjà , la nuit tombait tôt. Il fallut chauffer le poêle de lâisba. Marina mit longtemps à trouver le sommeil. Au cÅur de lâobscurité, sans savoir si Apron dormait déjà , elle murmura :
â Câest la dernière fois.
Apron ne répondit pas. Peut-être dormait-il vraiment. Mais au réveil il parut très joyeux et annonça que ce jour allait être très spécial.
â Pourquoi ? demanda Marina.
Il se contenta de lui baiser les lèvres et de chuchoter :
â Geduld , patience, ma douceâ¦
Ils roulèrent jusquâau début de lâaprès-midi. Câétait un jour triste comme en connaissait souvent la taïga à lâautomne. Les nuages boursouflés venant du nord masquaient le soleil. Un vent aigre rabattait les herbes, les buissons. Il avait plu les jours précédents. La piste était boueuse. Au long de buttes, la camionnette patinait dans les flaques, le moteur mugissant soudain sous lâeffet du surrégime.
Apron fuma et sifflota tranquillement tout le long du chemin. Marina demeura silencieuse,
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