L’Inconnue de Birobidjan
quâelle avait si mal ?
Ãtait-ce ainsi quâil séduisait les femmes, en devinant ce quâelles cachaient ?
Elle lutta contre les larmes qui lui encombraient soudain la gorge. Une émotion brute, animale, qui lui contractait le ventre. La folie du dehors ne cessait pas. La mort pilonnait tout ce qui était debout. La vie sâétouffait dans lâépaisse poussière de la guerre. Les hommes nâétaient plus quâune volonté de destruction. Pourtant, dans ce néant gorgé de haine, il en restait un, un presque inconnu, pour deviner sa douleur et lui offrir une serviette humide afin de lâapaiser.
Ils se turent un long moment. Il sembla soudain que des explosions éclataient plus près. Kapler se remit à parler.
â Marina Andreïeva, au cas où les poux du ciel nous chieraient dessus, je veux que vous sachiez une chose. Je suis pleinement dâaccord avec Kozintsev : vous ne devez plus gâcher votre talent au cinéma. Plus jamais. Votre place est au théâtre. Je vous ai attentivement observée pendant le tournage. Vous nâaimez pas la caméra. Vous détestez cet Åil de verre. Il vous effraie. Vous ne savez pas vous placer quand on dirige lâobjectif sur vous. Pardonnez-moi dâêtre brutal, mais dès que lâopérateur vous cadre, on croirait que vous avez des tchékistes aux trousses ! Ãa passe parce que vous êtes belle. Un réalisateur se ferait damner pour la beauté dâune femme, on le sait. Néanmoins, ce nâest pas votre beauté qui nous intéresse, Marina Andreïeva. Câest ce quâelle recouvre. Câest la mécanique à lâintérieur. Câest autre chose que la beauté, ça. Vous me comprenez ? Vous savez bouger, marcher, vous asseoir. Vous savez faire la différence entre un pas dans la rue et la marche dans un champ. à un seul mouvement de votre bras, à une inclinaison de votre nuque, on comprend ce que votre âme retient dans le silence. Sans compter que vous savez maîtriser votre voix etoublier dâêtre vous-même. Oui, ça, mon Dieu, ça, câest le plus important ! Si peu dâacteurs sont capables de ressentir plus loin que leur gros cÅur et leur petite intelligence ! Vous avez débuté au théâtre, nâest-ce pas ? Je me suis renseigné. Pardonnez-moi. La curiosité ! Donc, je me suis renseigné, et on mâa dit : « Ah, Marina Andreïeva, bien sûr ! Elle était un de nos meilleurs espoirs, mais voilà , elle a disparu. Un jour, pffuit ! Pourquoi ? On se le demande. » Quâest-ce qui vous a pris, Marina Andreïeva, de vous perdre au cinéma ? Pendant toutes ces années ? Avec des Donskoï, des Alexandrov, des Loukov ! Des types qui⦠Mieux vaut que je me taise. Quelle folie ! Je vous le répète : vous avez le devoir de retourner au théâtre. Oui, oui, vous mâavez entendu : le devoir. Surtout aujourdâhui. Le théâtre est comme la musique : il est né avec lâhomme. Il fait partie des cellules de la vie humaine depuis des milliers dâannées. Ce nâest pas seulement une affaire de bonne ou de mauvaise pièce. Le théâtre, câest lâhumain qui se montre à lâhumain. Et sans théâtre, Marina Andreïeva, nous serons jusquâà la fin des temps comme nous sommes à lâinstant : de pauvres animaux perdus dans le noir. Aveugles, tremblants de peur devant la mort quâon ne voit pas venirâ¦
Kapler parlait, parlait, parlait. Ivre de mots, comme les mères qui sâapaisent en contant des histoires à leur enfant afin que la nuit leur paraisse moins épouvantable. Marina lâécoutait avec gratitude. Non parce quâil parlait dâelle. Phrase après phrase, il repoussait les ailes des bombardiers et éloignait le chaos du dehors qui nâen finissait pas.
Elle regretta que ses mains soient en mauvais état et ne puissent serrer les siennes. Elle sourit à travers ses larmes, ne doutant pas quâil saurait le deviner.
â Les volontés du destin sont étranges, Marina Andreïeva, poursuivit Kapler. Voilà des semaines que je dois venir dans cette pièce récupérer quelque chose qui mâest précieux : une copie de La Punaise , de Maïakovski. Il est
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