L’Inconnue de Birobidjan
toujours prudent dâégarer ce qui vous est précieux. Elleest là , dans ces vieux classeurs que Kozintsev a sagement oublié dâemporter. Je voulais monter cette pièce au Théâtre dâart lâhiver dernier. Ãa nâa pas été possible. La poésie de Maïakovski est officiellement merveilleuse, mais son ironie montre, tout aussi officiellement, un nihilisme incompatible avec la réalité bolchevique⦠Vous nâavez pas connu Vladimir Vladimirovitch, nâest-ce pas ? Vous nâaviez pas vingt ans quand il a achevé sa pièce. Mais si vous lâaviez entendu, vous lâauriez aimé ! « Ma pièce La Punaise est une affaire de cirque et de feu dâartifice ! Câest une pièce avec des tendances animées . Rendre vivantes lâagitation, la propagande, la tendance, voilà la difficulté et le sens du théâtre dâaujourdâhui. Les gens de théâtre ont pris lâhabitude de devenir des emplois. Le comique, lâingénue, que sais-je⦠Des offices de bureaucrates tatillons et dénués dâimagination ! Voilà ce qui engendre lâhorreur archaïque du théâtre dâaujourdâhui. Le théâtre a oublié quâil était spectacle. Quâil était le feu dâartifice de lââme et la table des protestations ! Les acteurs ont un devoir : être la vie qui nous prend à la gorge et nous pousse dans les reinsâ¦Â »
La voix de Kapler, singeant celle de Maïakovski, sâenrouait. Marina sâengourdissait à lâécouter. Le grondement des Heinkel faiblit enfin. Les salves de la DCA cessèrent. Le hululement des sirènes annonça la fin de lâalerte.
Le silence revint. Ils étaient épuisés lâun et lâautre.
â Câest terminé, murmura Marina. Câest terminé pour cette nuit.
Alexeï Jakovlevitch ne répondit pas. Il quitta le divan en grognant, tâtonna pour atteindre le lavabo. Marina lâentendit boire au robinet. Dâune voix caverneuse, il proposa une tasse dâeau. Tandis quâelle buvait, il dit :
â Je crois quâil est plus sage de rester ici pour la nuit. On sâen ira discrètement à lâaube. Installez-vous sur le divan, Marina Andreïeva. Je trouverai bien de quoi me faire un nid.
Dans le noir, un sourire dans la voix, Marina répondit :
â Si je dois vous appeler Lioussia, vous allez devoir trouver autre chose que des Marina Andreïeva.
Il eut un petit rire sec, annonça quâil allait faire un tour dans le bâtiment. Dénicher lâarmoire à pharmacie, si elle existait encore. Il alluma brièvement sa lampe de poche pour sortir de lâalcôve. Ses pas résonnèrent dans le bureau vide, atteignirent le couloir. Marina se glissa sur le côté, se roulant en boule, la tête sur le coussin, pour plus de confort. Elle tenta encore de guetter les pas dâAlexeï Jakovlevitch. Abandonna aussitôt.
Elle avait bien assez épié de bruits pour cette nuit. Elle sâendormit sans sâen rendre compte.
Quand elle se réveilla, une lumière dorée traversait les rideaux. Lâair de lâalcôve était asphyxiant. Kapler dormait profondément, le buste adossé au mur, la tête reposant sur son bras, les jambes hors du canapé. Il avait laissé autant de place que possible entre eux. Son visage était lisse, paisible, mais son souffle lourd. Un peu de sueur luisait sur ses tempes. Les boucles drues de ses cheveux noirs recouvraient son bras. Il portait une fine chemise de coton bleue. Il lâavait largement déboutonnée. Une veine battait à petits coups espacés sous la peau fine de son cou. Marina lâobserva longuement. Aucun mauvais souvenir ne vint lui brouiller les yeux.
Dehors, dans le parc autour du bâtiment, des oiseaux pépiaient avec énergie, comme sâil sâagissait dâun jour comme un autre.
Elle quitta le divan avec précaution, entrouvrit la fenêtre sans tirer le rideau. Lâair frais de lâaube pénétra dans lâalcôve, le jacassement des oiseaux enfla, impérieux. Elle se dévêtit devant le lavabo. La serviette serrée sous lâavant-bras, elle se nettoya tant bien que mal. Elle sâefforçait dâêtre silencieuse. Elle aurait voulu se laver
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