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L'inquisiteur

L'inquisiteur

Titel: L'inquisiteur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Henri Gougaud
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douloureux. Stéphanie,
s’efforçant de contenir les tremblements de ses mains croisées, la regarda avec
un air de révolte effarée, comme si cette pauvre figure déjà fripée était celle
d’une sorcière infaillible aux sentences inacceptables. Jacques renvoya d’un
geste la fille, qui puait trop fort l’eau pourrie. Elle s’en fut à cloche-pied
parmi les tables.
    — Il nous faut partir, dit Salomon.
    Il se leva. Vitalis et frère Bernard vidèrent leur gobelet
et sortirent à la hâte derrière lui. Avant de monter en selle, Novelli demanda
au tavernier le plus court chemin pour atteindre Naurouze. L’autre lui désigna
une colline bleue, au fond de la plaine.
    — La route y va tout droit, dit-il. C’est le seuil des
nuages. Là finit le pays toulousain, et commence celui des vents marins. Si
votre mule est vaillante, vous y serez avant la nuit.
    Quand ils rencontrèrent les premiers soldats occupés à
décrotter leurs bottes au bord d’un ruisseau, le ciel pâlissait à peine. Des
feux fumaient au flanc de la colline proche. Ils surent aussitôt qu’ils
arrivaient trop tard : l’air sentait la fin de débâcle. Novelli se fit
connaître des soudards et leur demanda ce qu’il était advenu des Pastoureaux. Ils
lui répondirent, fiers comme des bûcherons, qu’ils avaient trucidé une bonne
centaine de ces vagabonds, que les autres avaient abandonné leurs misérables
armes et s’étaient tous débandés, sauf leur chef, Jean le Hongre, qui était
prisonnier. Alors Stéphanie bondit sur le plus fanfaron de ces rustres, l’empoigna
au col avec une fureur invincible et hurla :
    — Où est-il ?
    L’homme, très effrayé, tendit le bras vers la cime de
Naurouze, où était un prodigieux chêne double : deux troncs s’ouvraient
devant le soleil en une couronne de feuillage unique, immense, superbement
déployée. Stéphanie, fascinée, regarda le grand arbre en libérant lentement le
soldat de ses griffes, puis se tourna vers Jacques. Dans ses yeux brillait une
lumière de folie sainte. Elle semblait contempler la mort avec amour.

15
    Après avoir quitté les sentinelles au bord de la route, Novelli
et ses compagnons s’engagèrent sur le sentier de Naurouze et cheminèrent sans
un mot dans la rumeur d’un vent subit et le bruit cavalier des sabots sur les
cailloux jusqu’à ce que leur apparaisse, au premier détour de la colline, un
grand champ où gisaient les morts de la bataille. Alors ils s’arrêtèrent un
instant sur la garrigue parmi les buissons bas et les touffes d’arbustes, inquiets
et méfiants, semblables à des voyageurs égarés parvenus au bout du monde et
contemplant, au-delà des terres sûres, les moissons de la Camarde.
    — Vive Dieu, maître Novelli, dit Vitalis, grimaçant de
dégoût, voilà de la belle œuvre d’amour.
    Stéphanie lui cracha une insulte sèche, baissa la tête comme
un bélier et la première poussa sa monture dans le chemin qui longeait cette
désolation.
    Les cadavres partout abattus dans le pré étaient nus et
semblaient innombrables. Certains saignaient encore sur l’herbe par d’abominables
tranchées de viande, tous étaient couchés comme peut-être ils dormaient d’ordinaire
dans leur lit, innocents et obscènes, offerts, gueule et ventre, ou bras et
jambes batailleurs, montrant au ciel leur cul ou recroquevillés, la tête contre
les genoux, pareils à des enfants avant de naître. Des hommes aux bottes
lourdes, le poitrail à demi ceint de gilets délacés, allaient et venaient parmi
eux, pioches et pelles sur l’épaule, les enjambaient en parlant de femmes et de
solde, fouillaient des haillons entassés pour dénicher de-ci de-là, comme
mendiants aux ordures, des ceinturons encore solides et des manches d’armes
bien ronds en pogne. D’autres s’échinaient à creuser des fosses dans les replis
du champ, environnés de sacs de chaux vive. Novelli, passant au bord de ces
tombes sommaires, fit un grand signe de croix, courbé sur sa selle, en
murmurant un bref miserere, mais ne s’attarda pas : il était trop
préoccupé par Stéphanie qui allait devant, serrant au col son manteau que le
vent menaçait d’emporter, et pressant sa mule sur le chemin montant. Frère
Bernard, lui, fit halte. Jacques le vit s’agenouiller au bord d’un trou où l’on
jetait des morts, et se mettre en prière. Son remords de n’avoir pas accompli
lui-même ce nécessaire travail religieux en fut allégé, et il voulut

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