L'Insoumise du Roi-Soleil
abord, si j’en jugeais à la manière dont il vivait ces moments. Agenouillé sur un prie-dieu, le corps profondément versé vers le sol, Louis XIV oublia qui l’entourait. La reine, la suite, la cour, et même cette chapelle glaciale, rien ne comptait plus que l’invitation de Bourdaloue à se plonger dans un bain de prière. Serrant dans sa main un chapelet fait de nacre et de bois, il récitait Pater et Credo avec, en apparence, la foi des premiers chrétiens. Et quand vint le moment du sermon, son corps s’immobilisa comme porté par les paroles de l’orateur.
Le thème était, en effet, l’Apocalypse. La puissance et la colère du Tout-Puissant se mêlaient pour condamner de tout Son poids la débauche et les fausses croyances. On prit la peine de comprendre que le fantôme était l’accusé et, plus encore, les adeptes de pratiques païennes qui méritaient l’excommunication. Les superstitieux se signaient à chaque phrase brûlante et murmuraient des Amen dans l’espoir de se racheter. La mort ? Il en fut question. Mais, étrangement, pas une fois le nom des victimes ne fut cité.
Le roi écoutait simplement les préceptes de Bourdaloue, la main posée sous le menton, porté par une foi assurée et sereine. Le spectacle auquel j’assistais n’était en rien celui du pécheur se repentant et se maudissant pour la faute de l’adultère qu’il commettait chaque nuit dans les bras de sa maîtresse. Par quelle savante arithmétique l’exégèse du roi Très-Chrétien pouvait-elle additionner dans la même opération les joies sacrilèges de la chair et la rectitude morale, et parfois vertigineuse, vers laquelle voulait nous élever Bourdaloue ? Car, à l’entendre, il était impossible de s’accorder avec de tels écarts.
L’œuvre de l’orateur était une combinaison de mots puissants, suivis immédiatement de silences tendus inspirés par le Saint-Esprit. Puis surgissaient les coups d’œil d’aigle adressés au peuple de Dieu que ce missionnaire survolait de sa chaire. Enfin, Bourdaloue se servait d’un doigt rageur, dressé vers les Cieux pour montrer, si besoin était, par qui il était guidé.
Aux hochements de tête gênés de certains courtisans, aux toussotements discrets des hommes, aux soupirs des femmes qui y faisaient écho, je compris que toutes les ouailles ne maîtrisaient pas aussi sereinement que le roi le don de séparer le corps de l’esprit.
Placée à une dizaine de rangs de l’autel, et sur le côté gauche, je disposais en effet d’un champ d’observation remarquable. Suivant distraitement les paroles de Bourdaloue – que le Seigneur me pardonne ! –, je me pris à disséquer la scène.
La population de la cour se divisait en trois grands partis. Il y avait les dévots inspirés par la foi. Ceux-là étaient dans leur milieu, se sentaient puissants et déterminés, soutenus par et en accord avec un roi qui trônait dans leur camp. Les anges de l’Apocalypse auraient pu jaillir dans l’instant et demander aux flammes de séparer le bon grain de l’ivraie, ils ne craignaient en rien le jugement de Dieu. Certains ne l’appelaient-ils pas dans leur prière ? Il fallait y prêter attention, car ils représentaient un bon tiers de cette société. Autant, ou presque, bâillaient et s’impatientaient, jetant ici et là des regards de curiosité sur les dévots. Comment pouvait-on apprécier la récitation de phrases latines ? Pour eux, l’heure passait, et la messe se vivait comme une obligation de l’étiquette, un pensum royal entre le Conseil et le dîner. Mesuraient-ils la ferveur du roi et le poids de ses partisans ? Ils auraient dû y prendre garde car ce qui les menaçait venait sans doute plus de là que des anges de l’Apocalypse. Les membres du dernier tiers se posaient un cas de conscience. Tantôt ils s’ennuyaient, tantôt ils s’inquiétaient pour leurs âmes. Ah ! qu’il devait être dur de ne pas se décider ! Pris entre les regrets et les plaisirs que leur causaient leurs péchés, ils jouaient du coude et des hanches, comptant les minutes autant que les Ave Maria , hésitant à se joindre sincèrement à la messe qui, en dépit des promesses de Bourdaloue, ne les soulageait pas. D’eux, il n’était pas nécessaire de se méfier, mais plutôt de craindre pour leur avenir. Dans ce monde versaillais, il n’y avait aucune place pour les ventres mous. Ni pieux, ni volage, c’était le plus dangereux des partis. Il leur fallait faire
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