L'Insoumise du Roi-Soleil
des galériens. Quand La Reynie ôta le linge blanc couvrant sa dépouille, Villorgieux était nu. L’odeur et la vue du corps raidi me furent insupportables. Au marquis aussi puisqu’il porta immédiatement un mouchoir sur son nez :
— Cet exercice est-il bien utile ?
— Observez le corps, monsieur le marquis, rétorqua le policier tout à son aise et s’exprimant sur le ton dont on use dans un salon. Nous n’avons pas trop d’yeux pour deviner la scène du crime.
— Je vois, toussa-t-il, que Villorgieux était un homme petit, poilu comme un ours et gras malgré son jeune âge. Et aussi que sa peau vire au sombre... et qu’il nous tire la langue par l’effet de son étranglement. Ah ! Dieu, ce tableau est infernal !
— Vous, mademoiselle, reprit La Reynie en parlant soudainement du nez de sorte qu’il semblait l’avoir bouché, que vous raconte ce mort ?
J’abandonnai l’observation de Villorgieux pour constater qu’en effet les narines du policier étaient obstruées par des morceaux de tissu roulés en boule.
— Tenez, me dit-il en tendant un morceau de linge. Mettez cela dans le nez, vous y gagnerez un confort provisoire...
Délaissant son mouchoir, le marquis de Penhoët s’exécuta, tout comme moi. Aussitôt vertiges et nausées prirent fin.
— Alors, mademoiselle, que voyez-vous ? insista-t-il.
Ses yeux globuleux ne cessaient de bouger et cet air de petit pivert noir dont le nez aurait doublé de volume allégeait quelque peu cette scène macabre.
— Je ne vois rien, monsieur le lieutenant de police. Cessez vos devinettes ! Qu’y a-t-il ?
— Approchez-vous... Non. Allez vers l’autre mort et comparez les deux.
Le marquis de Penhoët trouvait le temps long :
— Cet examen n’a rien d’agréable. Livrez-nous la solution du rébus !
Mais pour une raison qui m’échappait encore, La Reynie désirait que nous cherchions.
— Et cet autre, de quoi est mort celui-ci ? demandai-je.
— Égorgé. On a tué l’oratorien avec une dague de chasse, répondit-il. La plaie a été lavée, mais voyez, là, dans le cou. De la droite vers la gauche. Si bien que notre fantôme est droitier. Et sinon ?
Je fis le tour du corps. Rien. Je revins vers la tête et, luttant contre le dégoût, j’approchai encore. Les yeux étaient ouverts, comme ceux de Villorgieux, et semblaient avoir grossi. La peau prenait les mêmes teintes. La langue pareillement gonflée sortait de la bouche...
— Monsieur La Reynie ?
Il s’avança aussitôt :
— Dites-moi ?
— Est-il normal qu’un homme étranglé et un autre égorgé aient les mêmes rictus ? Et ces langues tirant sur le noir ? Est-ce un effet du sang quand il se retire de la tête ?
Il me regarda et je crus sentir comme une sorte de soulagement :
— Sortons. Nous avons tout vu.
Il ouvrit la porte et retira aussitôt les boules de tissu. Le marquis se précipita aussi à l’extérieur. Qu’avais-je donc déniché ?
— Eh bien, la marquise de Montespan aurait-elle raison ? sourit maigrement La Reynie. Vous avez le nez d’un fin limier, mademoiselle !
Bien que regardant le sien, je ne fis rien pour le contrarier. J’avais hâte de savoir.
— En effet, cette étrangeté m’a frappé également, couina-t-il. Deux morts différentes et pourtant, les mêmes manifestations. Des langues chargées, des peaux verdâtres, des attitudes fixes que la raideur cadavérique ne peut entièrement expliquer et, surtout, des regards exorbités par la douleur, comme si la mort les avait fait attendre, les poussant à la souffrance avant de les emporter. Qu’en ai-je déduit ?
Il attendait que je réponde. Mais je n’en savais rien.
— Le ? Le P ? Le Poi ? poussa-t-il du nez.
— Le poison ! exulta le marquis de Penhoët.
— Oui. Mais lequel ? grinça le pivert.
— Sautons les étapes, monsieur de La Reynie, supplia le marquis. Répondez-nous.
— Ce n’est pas ainsi que l’on enquête sérieusement, rétorqua-t-il en haussant les deux épaules. Suivez-moi.
Usant des portes dérobées, montant ou descendant des escaliers aux marches humides, cheminant dans des couloirs éclairés par des torches chétives – où nous ne croisâmes que des rats, un valet endormi sur un tabouret et un autre haletant sous le poids d’un plateau chargé de victuailles fumantes – et, pour finir, se jouant de ce labyrinthe, La Reynie nous conduisit jusqu’à son bureau, situé dans l’aile du midi. Dans la pièce éclairée par une minuscule
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