L'Insoumise du Roi-Soleil
rejoindre le Grand Canal. Je vais vous y conduire.
Je pensai à La Reynie mais attendis d’être dans la Cour Royale pour demander d’autres détails. Un nom ?
— Madame de Montespan désire vous parler. Elle me charge de vous dire que ce rendez-vous est secret. Elle vous attend sur l’un des bateaux qui, ce soir, se trouvent à flot.
Nous descendîmes par l’allée centrale conduisant au parterre de Latone. Le valet, tout de blanc vêtu, avançait muni d’un flambeau mais celui-ci fut inutile. Les jardins étaient éclairés par une quantité infinie de torches qui donnaient aux décors une dimension irréelle. Au loin, j’entendais la musique d’un bal et les rires des courtisans, et, en redressant la tête, je crus voir un immense portique dont chaque colonne s’élançait, s’arrondissait et retombait tel un jet d’eau. Le valet surprit mon observation. Il crut bon de m’indiquer qu’il s’agissait du théâtre d’eau, siège d’un salon installé en plein air pour le plaisir de Monsieur, frère du roi, tant la saison se voulait douce. Philippe d’Orléans excellait dans l’art des cérémonies et j’en avais la preuve. Parfois, nous croisions des couples isolés qui s’échappaient de la fête et se dirigeaient vers un bosquet pour lutiner à leur aise. Baisers légers, caresses chapardées, plaintes murmurées se cueillaient dans l’ombre de jardins qui, soulagés des calculs et de l’ordonnancement du jour, profitaient des secrets de la nuit pour délivrer Éros.
Mais que me voulait la marquise de Montespan ?
Nous continuâmes notre chemin sur l’allée royale menant au grand bassin d’Apollon. Surgissant des flots, le dieu solaire poursuivait sa course éternelle, car, ce vendredi 6 novembre 1682, à Versailles, celle-ci ne prendrait pas fin. Du crépuscule à l’aube, le feu des fanaux guiderait sa route.
En parvenant à la tête du Grand Canal, je découvris un spectacle étourdissant. De grandes tables, recouvertes de nappes blanches, débordaient de nourriture et de carafes taillées dans un cristal limpide qui faisait scintiller les vins. De longues banquettes encadraient l’entrée du Canal. On s’y reposait, on y folâtrait. Surtout, on regardait les embarcations de toutes tailles qui allaient au fil de l’eau, poussées par la brise. Par un effet qui me sembla prodigieux, la lune s’était jointe aux candélabres pour accompagner ce ballet aquatique où se mêlaient cent cygnes majestueux. Les coques et les mâtures de ces bateaux se reflétaient dans l’onde paisible. Je voyais une galère sur laquelle était embarqué un orchestre. Plus loin, une frégate chargée de canons. Et de tous les côtés, se croisaient et se saluaient des yacks anglais, des chaloupes de Naples et même des caraques, ces bateaux à voile aux flancs élevés. Le magicien des lieux, inspiré auprès des dieux, avait conçu ces navires de telle sorte que leur taille soit en harmonie avec ce fleuve de l’intérieur aux proportions respectables. Si bien qu’ils se présentaient réduits en grandeur d’une bonne moitié, mais l’œil, dupé par la nuit, s’imaginait contempler l’Armada du plus grand roi du monde.
S’aidant de son flambeau, le valet envoya un signal en direction du Canal. Une ombre postée à l’avant d’un bateau répondit en agitant une flamme. Le valet salua sans un mot et partit. Un autre se présenta :
— La marquise de Montespan vient vous chercher.
Une coque longue et étroite, de couleur noire, au nez recourbé, accosta. Un homme habillé d’une étoffe brochée d’or et portant des bas de soie rouge la manœuvrait à l’aide d’une perche qu’il plongeait dans l’eau. Il cria en italien pour réclamer une place et l’on écarta un canot à fond plat, comme il en existe sur la Loire. Au milieu de l’embarcation, assise sur un siège couvert de velours rouge, je voyais la marquise de Montespan. Le marin m’aida à embarquer. Et quand je le remerciai, il dit ce mot, Prego , dont je ne compris pas le sens 3 .
La marquise se poussa sur la droite et je m’assis à côté d’elle. Elle donna un ordre en italien. Le marin reprit sa perche et le bateau glissa sur l’onde. À bord, la lumière se voulait tamisée. Deux lanternes à huile étaient fixées sur les flancs du navire et nos visages se fondaient dans une douce pénombre. Le marin, situé à l’arrière, dit encore quelques mots dont je ne compris toujours point le sens. Montespan se tourna
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