L'Insoumise du Roi-Soleil
me fassent défaut ?
— Pardi ! vous ne manquez ni d’à-propos ni de connaissances – et vous devriez en remercier ce monsieur Blois que vous traitez bien mal. Mais ce n’est pas de cet esprit dont je parle. Celui qu’il faudrait est retors, vil, cynique. En un mot abject. Il s’agirait de mentir, de trahir et de tromper. Derrière le mirage de ses fêtes, Versailles est un monde organisé autour des intrigues, des poisons et des pièges. Il n’y a pas de place pour l’improvisation.
— Je sais tout cela. Je n’y vais pas pour me sentir en sécurité, mais pour sauver notre nom ! Mon père m’a déjà expliqué ce que cachaient les simulacres et les plaisirs de Versailles. Je sais encore le poids du joug et l’absence de liberté qui y règnent.
— Parfait ! Vous en connaissez assez pour vous sentir armée et en confiance... Mais c’est à cet instant précis que vous risquez le plus. On vous sourit ? C’est pour mieux vous poignarder. Vous tombez ? Personne ne viendra vous tendre la main. Si vous brillez trop, si vous dominez par l’esprit, on emploiera des procédés indignes d’un noble chrétien : magie, ensorcellement, poison et si vous vous échappez encore, il restera la lettre de cachet. Pas de procès, pas de défense. Vous déplaisez, et c’est l’embastillement. Déjà, la geôle se referme. Derrière sa porte, il y a les rats, la peste et l’oubli. Avant d’agir pour vous faire sortir, vous aurez rejoint votre père dans l’éternité parce que lui-même aura eu le temps de mourir deux ou trois fois de chagrin.
— Tu parles si bien, Jean-Baptiste. Pour un peu, tu me convaincrais...
— Mademoiselle Hélène, roucoula-t-il. C’est que je connais mon affaire.
— C’est donc que tu me sortiras de toutes ces chausse-trappes.
Bonnefoix ouvrit la bouche et par, un fait extraordinaire, resta muet. Berthe en profita pour reprendre l’avantage :
— Tu vois, Jean-Baptiste Bonnefoix. Rien ne la fera céder, pas même la peur de disparaître dans les oubliettes.
— Tais-toi ! reprit-il d’un air rageur. Il ne suffit pas de triompher de ces fléaux. Il manque encore ce qui est essentiel pour survivre à Versailles.
Les joues de Berthe se creusèrent :
— Quelle est cette dernière trouvaille, monsieur le conteur ?
— À Versailles, dans ce monde sans foi, un seul adage compte, et il domine le reste.
— Quel est-il ? questionna Berthe.
— On le trouve dans La Fontaine...
Berthe fronça les sourcils :
— Une formule secrète cachée sous l’eau ? Tu exagères, Bonnefoix. Ce château est inquiétant, mais je ne crois pas à ta magie.
— Je parle de Jean de La Fontaine, ma bonne Berthe ! C’est un grand poète, un fabuliste qui décrit les vices et les dangers qui menacent tous les sujets du Roi-Soleil. Sa conclusion, la voici : la raison du plus fort est toujours la meilleure et cette triste morale est une vérité dans ce royaume où domine la force. Songeriez-vous à faire un pas hors de Versailles ? Pour vous loger, par exemple. Les environs de Paris sont hantés par des spadassins 6 prêts à tout pour toucher la solde de Judas.
Il se tourna vers moi :
— Dans mon compliment, j’ai oublié votre cou. Il est si tendre, si doux. Eux, ils l’ouvriront ainsi...
Il s’empara du couteau que tenait Berthe et fit mine de le faire glisser sur la gorge de notre cuisinière.
— Ah ! frissonna-t-elle.
Bonnefoix interrompit sa démonstration, mais ajouta aussitôt :
— Je n’irai pas plus loin puisque j’ai tout dit de la brutalité d’un monde auquel la fille du comte de Montbellay n’est pas préparée.
Il se tut, croyant à sa victoire.
— Merci de tes conseils, Jean-Baptiste, commençai-je doucement. Mais n’est-ce pas le même La Fontaine qui défend la souplesse du roseau et se moque de la fausse solidité du chêne ?
— Vous parlez encore de la ruse, qualité supérieure à nulle autre. Vous défendez cet esprit agile qui est, à coup sûr, votre apanage. Hélas, et malgré vos mérites, vous resterez une femme.
J’allai pour réagir. Il leva une main.
— N’y voyez aucun reproche. Sur tant de points, vous nous êtes bien supérieures, mais dans cette aventure dont vous faites le projet, il manque ce qui vous sera le plus utile à l’instant où vous aurez franchi les limites de Saint Albert.
— Vas-tu enfin t’exprimer clairement !
— Nous vivons dans un siècle où domine l’épée. La force triomphe toujours des belles vertus
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