L'Insoumise du Roi-Soleil
partais à ses côtés, j’allais de village en château, partageant l’aventure avec les comédiens, les nobles acteurs de ce monde. Devinez-vous la suite ? Mon père m’interdit ce projet. Il ne comprit pas ma passion et voulut me priver de ma liberté. Pouvais-je défier un père ? Selon mon rang et ma place, sûrement pas. Rongé par le doute, convaincu de le déshonorer, je décidai alors de me séparer de lui. Il y a trois ans, je partis pour Paris. Molière était mort, mais le roi appréciait toujours le théâtre. Mon sacrifice me permettrait de trouver ma place dans une vie que j’avais décidée seul. Mon père me fit chercher et je crus lui échapper en me cachant sous ce nom, Beltavolo. Les premiers temps furent très durs. Je manquais de tout, j’avais faim chaque jour. Mais la troupe du Théâtre Guénégaud, qui portait le flambeau de Molière, m’accueillit comme savent le faire les artisans de la scène. La comédie m’avait choisi, et j’étais heureux comme à cet instant où je vous parle. Et si mes yeux ne peuvent vous mentir, c’est que les vôtres me troublent plus que ces foules qui venaient nous applaudir ou nous huer, car la scène ne pardonne pas. Il faut livrer une dure bataille. Dans ce combat honorable, la sueur remplace le sang. Vous parliez de sincérité ? Notre théâtre l’avait prise pour modèle. Notre exaltation était également portée par les défis que nous jetait, chaque soir, la troupe rivale de l’Hôtel de Bourgogne. Ces comédiens interprétaient la tragédie, quand nous jouions la comédie et les spectacles se valaient. Nous étions les comédiens ! Tous unis par une même passion : le spectacle ! Mais il y a deux ans 6 , La Thorillière, le chef de notre troupe, mourut. Le roi en profita pour unir Guénégaud à l’Hôtel de Bourgogne. Le 25 août 1680, les deux assemblèrent leurs comédiens et donnèrent pour célébrer l’événement une représentation où les talents se complétèrent. Ce jour-là, naquit la troupe la plus formidable du monde : la Comédie-Française. En octobre de la même année, le roi la consacra en choisissant parmi nous vingt-sept artistes, hommes ou femmes, qui devraient, selon son désir, rendre les représentations des comédies les plus parfaites . J’étais l’un d’eux et j’avais été choisi. J’avais gagné le droit d’exercer ma passion sans user de ma naissance et par le fait de mon travail. Au-delà de ma personne, ma victoire donnait un sens particulier à l’idée généreuse du mérite, puisque la condition n’agissait en rien dans le choix du roi. Au contraire, ma nomination était la preuve que le talent agissait dans tous les sens. J’étais noble et j’avais décidé de vivre dans une condition considérée comme inférieure par certains. Eh quoi ! quelle importance si, selon moi, en m’abaissant, je m’élevais ? Mon cas démontrait qu’un sujet du roi, quelle que soit son origine, pouvait modifier sa Fortune... Je ne mesurais pas à quel point cet attachement à la personne plutôt qu’au groupe s’apparentait à l’hérésie. Un noble pouvait-il devenir artiste ? Mon sang était destiné à tenir l’épée et à faire couler celui de mes ennemis. Ce devoir et ce droit m’étaient réservés, je ne pouvais y échapper. Un noble pouvait-il travailler ? Le labeur, que Rome appelait l’esclavage, n’était-il pas réservé aux anciens serfs ? La casuistique s’en mêla. La question devint morale. Pouvait-on agir sur son destin ?
— Mon père m’a souvent entretenue sur ce cas de conscience, lui avouai-je.
— Selon lui, le talent est-il plus important que la naissance ?
— Il a tranché en son âme et conscience, rétorquai-je simplement.
Avant de me livrer, je voulais apprendre encore qui me faisait face.
— Et c’est aussi ce qu’on lui a reproché ? me demanda-t-il.
Je me tus. Il sourit amèrement :
— Votre silence confirme ce que je sais déjà. Il s’agit d’un homme tolérant. Le mien demanda audience au roi. Il souhaitait une faveur. Ma liberté ? J’en compris le prix et il était fort. Pour que les choses rentrent dans l’ordre – jamais cette expression ne fut mieux employée – il demanda de faire ôter le nom de Saint Val de la liste des comédiens. Ainsi, le procès s’acheva sans débat et sans que je pusse me défendre. Une simple lettre de cachet permit à ce monarque absolu de satisfaire son lieutenant général. Le scandale prit fin. Par
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