Lionel Lincoln (Le Siège de Boston)
anglais, vous avez été surpris en mauvaise compagnie tout récemment, et il a été grandement question de vous mettre sous les verrous aussi bien que votre camarade.
– Entendez-vous cela ? dit Ralph en souriant d’un air calme et s’adressant à ses compagnons au lieu de répondre à la sentinelle ; croyez-vous que les satellites soudoyés de la couronne soient aussi alertes ? Les esclaves ne dormiraient-ils pas, du moment que leurs tyrans ne seraient occupés que de leurs plaisirs ? Tel est l’effet de la liberté ! Son esprit consacre le dernier de ses adorateurs, et donne au simple soldat toutes les vertus du plus noble capitaine.
– Allez ! allez ! dit la sentinelle en remettant son fusil sur son épaule ; je crois qu’il n’y a rien à gagner à faire avec vous une guerre de paroles. Il faudrait que j’eusse passé une couple d’années là-bas dans les collèges pour bien comprendre tout ce que vous voulez dire, mais il y a un point sur lequel je vois que vous avez plus d’à moitié raison ; car, si un pauvre diable qui aime son pays et qui combat pour la bonne cause trouve si difficile de tenir ses yeux ouverts à son poste, comment doit se trouver un mercenaire à demi affamé qui se bat pour six pence par jour ? Passez, vieux papa, passez ; vous êtes entrés quatre et il n’en sort que trois ; et s’il s’était passé dans l’intérieur quelque chose qui ne fût pas dans l’ordre, la sentinelle du vestibule devrait le savoir.
En achevant ces mots, le soldat reprit sa promenade en fredonnant un couplet de l’air de Yankee doodle {70} , en paix avec lui-même et avec tout le genre humain, sauf l’exception générale des ennemis de son pays. Dire que ce ne fut pas la première fois que l’intégrité la plus pure se laissa endormir par le jargon de la liberté, ce serait peut-être une assertion trop hasardeuse ; mais nous croyons qu’on peut dire, en toute sûreté de conscience, que ce ne fut pas la dernière, quoique notre mémoire ne nous fournisse en ce moment aucun exemple à citer à l’appui de cette preuve de crédulité hérétique.
Ralph ne parut pourtant avoir aucune intention d’en dire plus qu’il n’était nécessaire et que l’esprit du temps ne justifiait ; car, lorsqu’il fut maître de ses mouvements, il continua son chemin avec une rapidité qui prouvait la sincérité du désir qu’il avait de s’éloigner. Quand ils eurent tourné le coin de la rue et qu’ils se trouvèrent à quelque distance de tout danger immédiat, il ralentit le pas pour donner à ses compagnons le temps de le rejoindre, s’approcha de Lionel, et lui dit à demi-voix en serrant le poing d’un air de triomphe :
– Je le tiens maintenant ! il n’est plus dangereux ! Oui, oui, je le tiens, et il est surveillé de près par trois patriotes d’une fidélité incorruptible.
– De qui parlez-vous ? demanda Lincoln ; quel est votre captif, et quel crime a-t-il commis ?
– Je parle d’un homme par la forme, qui n’est qu’un tigre au fond du cœur ; mais je le tiens, répéta le vieillard avec un sourire de satisfaction qui semblait partir du fond de son âme. Un chien, vous dis-je, un véritable chien, et fasse le ciel qu’il boive jusqu’à la lie la coupe de l’esclavage !
– Vieillard, dit Lionel avec fermeté, personne ne peut savoir mieux que vous que je vous ai suivi jusqu’ici par des motifs qui n’étaient pas indignes de moi. C’est à votre instigation et par suite d’un égarement d’esprit produit par les circonstances que j’ai oublié le serment que j’avais prêté en face de l’autel de protéger l’être faible et sans tache qui est à mon côté ; mais l’illusion est déjà dissipée. Nous nous séparons en ce moment pour toujours, à moins que vous n’accomplissiez sur-le-champ les promesses solennelles que vous m’avez répétées tant de fois.
Le sourire de triomphe qui avait donné un caractère hideux au visage décharné de Ralph, disparut comme une ombre, et il écouta ce que lui disait Lionel avec une attention calme et soutenue. Mais, lorsqu’il se préparait à lui répondre, il fut prévenu par Cécile, qui s’écria d’une voix tremblante :
– Ne nous arrêtons pas un instant ; marchons, n’importe où, n’importe comment. Peut-être nous poursuit-on déjà. Je suis en état de vous suivre au bout du monde : marchons !
– Lionel Lincoln, je ne vous ai pas trompé, dit Ralph d’un
Weitere Kostenlose Bücher